Cette semaine, Marc-Antoine Mathieu pousse une nouvelle fois les limites de la bande dessinée avec son livre Le Décalage. Explorer de manière formelle et souvent drôle les limites du médium, c’est la patte Marc-Antoine Mathieu. Une bédé sans histoire et sans héros.

Mais avant, un mot sur la disparition du grand Didier Comès, il y a deux semaines. Comès, c’est un dessin noir et blanc assez sombre. Un dessinateur issu de la grande tradition du  magazine à suivre… Un style à la fois singulier, une voix d’auteur et des histoires pour tous. Enfin, quand je dis pour tous, pas exactement. Quand, j’étais petit, vers 7 ou 8 ans, mes yeux d’enfants sont tombés sur son très grand livre Silence. Une couverture énigmatique. Un personnage, en buste, chapeau de fou avec grelots sur la tête. Le regard perdu, vide. Les cheveux ébouriffés. Plus crins que cheveux. Et en arrière plan une masure, un paysage enneigé et des feuilles qui volent. Pendant très longtemps, cette couverture a été pour moi un repoussoir. J’vous dis, je me souviens de cette couv’ comme si c’était hier. Elle me faisait peur. Et un jour de brocante, je retombe sur ce livre. C’était il y a 5-6 ans maximum. Et là, dépassant cette peur enfantine qui me collait encore au ventre, je découvre sur un des plus beaux albums noir et blanc que j’ai lu. À classer dans la grande famille des Pratt et Manara. Une histoire très étrange, violente et rurale d’un muet, simplet, fils d’une sorcière dans une obscure arrière-campagne régie encore par une hiérarchie et des traditions ancestrales, ésotériques. Une histoire belle et touchante. Après, toujours le hasard des brocantes m’amène à découvrir L’Ombre du corbeau, une histoire dans les tranchées de 1914. Et comme dans Silence, la mort et la fantasmagorie qui rodent de cases en cases. Une mort qui a fini par rattraper ce grand auteur belge le 07 mars dernier. Un grand, très grand narrateur et maître de la ligne claire.

Un livre sans histoire

Retour à l’actu avec Le Décalage de Marc-Antoine Mathieu et son personnage Julius Corentin Acquefacques. Avec cet auteur, on s’attend toujours à un bouleversement. Et c’est pas rien. Imaginez depuis au moins l’après-guerre, des bédé, des comics sont déversés dans les magasins par camions entiers. Et rares, pourtant, sont les auteurs à apporter un nouveau regard pertinent sur le médium. Marie-Antoine Mathieu en fait partie.
Dans Le Début de la fin, il a exploré le principe de l’anneau de Möbius, une bédé sans fin, qui se lit un haut et en bas. Il crée l’anticase, un trou dans une case, fait un livre-objet avec une spirale, ou encore joue de la 3D. Que lui reste-t-il à explorer, c’est la question qu’on se pose à chaque livraison de ses Julius ? Réponse : le héros et la narration.
Dans Le Décalage, l’histoire, celle du Julius Corentin, le héros, n’existe pas. Dans la mesure où il devient invisible, inconsistant. Il se sait invisible. Il se sait héros du livre et les autres protagonistes le cherchent. L’histoire qu’il a raté, a démarré sans lui. Et dans tout le bouquin, il va tenter de la rattraper. Le livre se déroule du point de vue du Julius, en vue plus ou moins subjective. L’univers est noir et blanc, comme toujours géométrique et ordonné, jusqu’à ce que les protagonistes tombent dans « le rien ». Un espace désertique sans fin ni début… Julius rattrapera-t-il le fil de la narration ? C’est toute la question et le mobile pour cette narration graphique, cette exploration in situ de l’objet « bande dessinée ».

Vous avez compris, comme toujours avec cette série (là c’est le tome 6 des aventures de Julius), cet auteur nous offre une magnifique méta-bédé. Une bédé qui parle elle-même-d’elle-même, et qui cherche son statut en tant que moyen de raconter des histoires.
Formellement, Marc-Antoine Mathieu s’amuse à tout décaler dans son livre. L’histoire démarre, ou finit c’est selon, dès la couverture. Couverture et mentions légales qui se retrouvent prises quelque part dans l’histoire autour de la page 50. La tranche elle-même est vierge, sans titre. Pas de numéro de pages. Et truc en plus, je trouve que c’est plus de l’exercice formel qu’autre chose, plusieurs pages sont déchirées. Le dialogue d’une planche coïncide avec celui d’une autre planche deux pages plus loin. C’est bien mais c’est déjà vu chez cet auteur dans L’Origine et la fameuse anticase. Le livre est plein de jeux de mots, parfois dignes de l’almanach Vermot ou de considérations métaphysiques à la Héraclite.

Sans être vertigineux, c’est une plongée qui interroge quelques-uns des fondements des livres avec images et qui réussit un vrai-faux tour de force : tenir un livre sans histoire. C’est bien, très bien. Drôle et intelligent…

– Martial Ratel

Le Décalage, Marc-Antoine Mathieu – Delcourt, autour de 14 euros.

La chronique bédé est un partenariat avec Radio Dijon Campus.