Aujourd’hui, je vous propose une remontée dans le temps par le fleuve Congo avec un récit graphique qui prouve, s’il en était besoin, que l’on peut raconter des histoires sur le Congo Belge sans pour autant faire une aventure avec un jeune reporter belge accompagné d’un fox terrier. Le livre s’appelle Kongo, un beau roman graphique de Christian Perrissin, au scénario, et Tom Tirabosco, au dessin, et s’inspire de la figure et des livres de Joseph Conrad.

Avant tout, petit rappel, Joseph Conrad est un auteur anglais de la fin du 19ème début du 20ème. Assez peu connu en France, faut l’avouer, ça veut pas dire pas connu non plus : ses bouquins eurent un grand retentissement en Angleterre. Grosso modo, ses livres comme La Folie Almayer ou Au cœur des ténèbres furent repris comme exemples par les anti-colonialistes anglais. Si Conrad écrit sur les colonies et le Congo, c’est simplement parce qu’avant d’être écrivain, il est d’abord un pilote de bateaux à vapeur. Son boulot, c’est convoyer des gens et des marchandises des « temps glorieux » des colonies. C’est ce qu’on aurait coutume d’appeler aujourd’hui un écrivain voyageur. Conrad aussi pour les esthètes, c’est du pré-existentialisme. Vous vous souvenez de vos cours de terminale ? Sartre, Beauvoir, St Germain des Près, l’existentialisme n’est pas un humanisme ? Hé ben lui, à force de montrer les côtés sombres et maladifs d’une civilisation occidentale décadente tout en restant combatif et attaché à une éthique, il fut perçu comme l’initiateur de ce courant. Côté maladif, il savait de quoi il parlait, il avait de la goutte et deux trois autres choses qui le mettaient sur le flan.

Un dessin blanc et gris pesant, qui pousse l’histoire parfois dans l’univers fou et fiévreux d’un Apocalypse Now.

Voilà, ça c’est pour le personnage. Pour cette bédé, on oublie l’écrivain. Les 176 pages de ce livre sont consacrées aux mois congolais de Conrad et finalement à la découverte de l’atrocité, de l’inhumanité des colons, avec leurs beaux casques coloniaux. Quand je vous dis ça, vous avez le droit de penser « c’est bon, ça on le sait déjà… », sauf qu’ici dans ce royaume du Congo, fin 19ème, tous semblent trouver la situation tout à fait banale. Que l’on tente d’acheter des femmes contre des babioles, que l’on massacre des chefs de tribu pour bien faire comprendre qui est le plus fort et qui c’est le patron, que l’on profane des sépultures ou que l’on fouette quasiment avec leur assentiment des indigènes réduits en esclavage, tout cela semble faire partie de la tache émancipatrice, de l’élévation des esprits des sous-peuples par l’occident. Pire, les quelques esprits non tordus finissent par s’incliner dans ce décor. Conrad évolue du côté pile d’une brutalité installée comme le mode de fonctionnement normal. Évidemment, au cas où vous auriez oublié, le Congo était un royaume composé de comptoirs d’ivoire…. ben, oui, faut bien vivre en deux cours de morale à grands coup de manche de pioche.

Du côté du dessin, c’est un blanc et gris pesant qui pousse l’histoire parfois dans l’univers fou et fiévreux d’un Apocalypse Now. Le dessin est beau, faut le dire, et l’absence de couleur évite de plonger cette bédé dans l’hémoglobine et dans l’enfer vert de la forêt. Du côté du scénario, Perrissin est loin d’être un inconnu puisque c’est lui déjà qui signait l’adaptation de la correspondance de Calamity Jane dans les trois tomes Martha Jane Cannary. Là d’ailleurs, Perrissin reprend la correspondance comme élément de narration, voix off et commentaire de ce qui se passe. Conrad échange durant son séjour avec sa tante restée au pays. Une étrange correspondance d’ailleurs mi-récit mi-lettre d’amant tenus à distance. Pour la période du bouquin, Conrad n’est pas encore un auteur, il emmagasine les anecdotes qui serviront ses livres.

Un beau livre qui pourrait être une fiction complète mais qui a en plus l’utilité de rappeler à quelques-uns que « les éléments positifs de la colonisation » sont quand même très maigres au regard du business fait sur le dos des populations locales.

– Martial Ratel

Kongo – Le ténébreux voyage de Józef Teodor Konrad Korzeniowski, Perrissin et  Tirabosco – Futuroplis, autour de 24 €

La chronique bédé est un partenariat avec Radio Dijon Campus.