La pop culture, c’est celle qui nous invite à un peu tout mélanger au nom de la coolitude. Au pire, elle donne des références. Et, très sincèrement, c’est grâce à elle que j’ai pu avoir un premier rapport à Wagner :  sans la scène dingue d’Apocalypse now, je n’aurais pas été en mesure de me représenter ce que peut bien être une « Walkyrie », n’étant pas un féru de littérature scandinave ou de jeu de rôle avec des dieux et des anges à la con.

WagnerEn proposant cela à un ami passionné par Wagner, mais n’ayant guère les moyens de s’offrir pour 150 euros de spectacle (prix total sans Carte Culture pour assister à toute la Tetralogie), je me suis laissé tenter par l’idée d’assister à La Walkyrie. À dire vrai, je craignais le pire pour diverses raisons. Tout d’abord, l’image que je me faisais de ce type d’événement, laquelle n’a pas spécialement été remise en cause par les faits, d’ailleurs.

L’opéra garde encore une image élitiste, qui est certes un cliché, mais dont il peine à se départir… Bourdieu avait déjà étudié la question : tous les arts sont-ils accessibles à tout un chacun, ou n’y a-t-il pas des oeuvres hermétiques en fonction de la provenance sociale? On peut toujours fantasmer un rapport direct, « naturel » à l’oeuvre, comme si notre culture n’avait pas déjà pétri nos représentations d’attentes, de certaines formes de réceptivité à des arts, et de fermeture à d’autres. L’opéra représenterait ainsi le summum du snobisme, lieu où s’effectuerait la grande parade de l’intelligentsia locale : doivent ici se montrer différentes castes CSP+ : des cadres en costard millimétré, des enseignants persuadés d’avoir accès à une forme supérieure de culture, des journalistes fébriles ou profitant des avantages de leur profession… Et puis il y a Rebs’, en smoking. Tous se sont pressés dans le bel Auditorium où règne une ambiance ouatée, à des années lumières de l’humidité dégueulasse qu’on peut connaître par ailleurs aux Tanneries. Ce Dijon qui brille, en robe de soirée et escarpin, était comme en représentation au moment de l’entracte, où chacun y allait de son petit commentaire sur les deux premiers actes.

Autre inquiétude, en me rendant au Ring ; j’aurais tant souhaité avoir le regard un peu naïf (pour ne pas dire benêt) du spectateur ne voyant en Wagner qu’un compositeur particulièrement brillant, ayant certes eu de drôles d’admirateurs à une certaine époque Or, il se trouve que le hasard m’a mis entre les mains un certain nombres de lectures qui ne me permettent pas vraiment d’atteindre cette fraîcheur du regard, qui devrait s’imposer pourtant, tant il est salutaire. À ceux qui verraient là une forme de prétention, je pourrais toujours répondre que je connais bien plus les philosophies liées à Wagner que la musicologie : je n’ai pas vraiment eu la chance de fréquenter un conservatoire et ne possède pas plus de culture musicale à proprement parler. Chacun ses infirmités. Il va de soi qu’au milieu de tout ce beau monde dijonnais, il devait y avoir des experts. Il paraît même que certains esthètes auraient hué à la fin de la représentation précédente, celle de L’or du Rhin : les puristes n’auraient pas du tout apprécié des « coupures » : l’oeuvre finale, à leur grand désarroi, n’aurait duré que deux malheureuses heures…

Le « mythe nazi » : un événement dijonnais 

On a ici affaire à une musique superlative, traduisant un projet mégalomaniaque, celui d’une « oeuvre d’art totale » : Richard Wagner est connu pour avoir eu la prétention d’une réussite sur tous les plans, pas seulement musical. Il se rêvait, à l’instar d’un Homère, comme celui qui pourrait littéralement fonder un « site événementiel » au niveau politique :  instaurer un peuple, lui donner une assise et servir de référent maître pour les fédérer tous. Chacun aura bien compris où une telle conscience mythique a pu mener ; le peuple allemand, dont l’État a eu beaucoup de mal à se former (à l’instar de celui italien) au XIXème siècle, a pu être extrêmement sensible au type d’effervescence, de fusion populaire permis par la création d’un nouveau mythe. La formation de celui-ci, c’est ce que  l’oeuvre d’art permet de souder, réunissant la communauté autour d’un affect commun (le plus souvent la terreur, la pitié ou l’indignation… rarement quelque chose de très rationnel, en tout cas), comme c’était par exemple le cas lors des tragédies antiques d’Eschyle et de Sophocle. On assiste alors à travers le Ring à l’invention de ce qui constituera le pire du vingtième siècle : « La vérité est que venait de voir le jour, par la musique (par la technique), le premier art de masse. C’est là bien entendu qu’on touche au problème politique » affirme Philippe Lacoue-Labarthe dans son Musica ficta  (p.19).

Richard_Wagner_Paris_1861

L’art de masse, c’est bien entendu le biais par lequel on peut modeler les comportements, intérioriser des éléments idéologiques, massifier et standardiser les goûts. Qui y trouvera à redire? Ce n’est là ni plus ni moins qu’un trait saillant de notre propre époque, qui s’estime bien entendu indemne de toute contamination par le nazisme et ses errements atroces ; elle est même en quête perpétuelle de « concerts mythiques », d’événements » nous sortant peu ou prou de notre ennui. Et Wagner n’avait au fond pas son pareil pour suggérer des affects prédisposant à certains actes politiques, notamment sacrificiels, avec toutes les connotations immondes que peut recouvrir ce terme. Nietzsche avait préssenti l’odeur de charnier qu’exhalait par avance une telle musique : « Sa puissance de séduction atteint au prodige, il exhale autour de lui une épaisse fumée d’encens (…) J’ai envie d’ouvrir un peu les fenêtres. De l’air! De l’air! (…) L’art de Wagner est malade. Les problèmes qu’il porte sur scène – purs problèmes d’hystérie- la convulsivité de son effect, sa sensibilité irritée, son goût, son instabilité : tout cela réuni forme un tableau de maladie qui ne laisse aucun doute. Wagner est une névrose. » (Le Cas Wagner, p.908  tr. G. Liébert)

Une névrose qui séduit plus que jamais en 2013 ! Les Dijonnais ne s’y sont pas trompés en faisant un succès fou au Ring, la moindre place de l’Auditorium étant occupé par un public enthousiaste à défaut d’être « hystérique »…

La musique et/ou l’idéologie 

De l’enthousiasme, on se défie plutôt, généralement. Et à raison. Il est plus tentant d’ironiser, de faire un peu d’humour noir sur le nazisme, etc., parce qu’on sait « qu’il a inspiré le nazisme » et qu’on veut montrer qu’on n’en est pas dupe. Mais très vite, la musique reprend, et opère son ensorcellement. Il y a une efficacité incroyable de la musique wagnerienne. On saisit alors la teneur de ce sentiment – agréable ! Et en cela, douteux ! – d’écrasement que procurent certains passages de la Walkyrie, en particulier la scène où les autres Walkyries sont prises d’effroi en préssentant la punition atroce que le dieu va infliger à leur soeur, celle qui a pris sur elle d’aider Siegmund malgré l’interdiction équivoque de celui qui est son père. Là, les vocalises atteignent une forme de sublimité effayante, de celle qui permettent de faire sa catharsis. L’hystérie m’y a semblé à son acmé. La vengeance divine ne s’accomplira qu’à travers la douceur, celle du dieu fatal dont émane tout autant la colère que l’amour : paradoxe chrétien qui se joue en pleine dramaturgie païenne ( – on sait que notre musicien « s’effondrera au pied de la croix« , pour reprendre la phrase bien connue de Nietzsche – comprendre : se convertira sans réserve au catholicisme).

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Quand on se prend la mesure de la force évocatrice de chaque motif musical, on ne peut que songer aux usages qu’a pu en faire une propagande sans scrupule. Je ne serais pas étonné que Goebbels et consorts aient utilisé la Walkyrie en 1941, surtout quand je songe à cette scène où la furie hurlent au héros : « À l’est ! À l’est ! » Aucun stimulant n’est plus convaincant pour mettre une foule en liesse, pour apitoyer un peuple et le lancer sur le front. Et puis, il y a ici et là des motifs qui mettent mal à l’aise : tel propos d’un personnage concernant « les étrangers » prend un singulier relief, et pas seulement d’un point de vue historique. Je dois bien confier avoir songé à Manuel Valls et à ses propos récents sur l’intégration des Roms. Et puis… et puis la musique finit par devenir si obsédante qu’on se déprend de toute tentative d’interprétation, et surtout de surinterprétation. Siegfried a beau avoir consommé l’amour avec… sa soeur, on ne songe même plus à l’Yonne. Plus rien ne nous étonne, et on se concentre sur la musique.

Se laisser happer par le maître de Bayreuth 

La personne qui m’a accompagné ce jour-là a eu raison de me mettre en garde : on ne résiste pas à Wagner. Tout au plus lui oppose-t-on, de façon un peu rhétorique, le futur atroce de l’Allemagne qu’il a très probablement possibilisé ; mais sitôt qu’on arrive à dépasser toutes ces idées, qui constituent du reste désormais un ensemble de truismes, on ne peut être qu’happé par la puissance irrésistible de ces mélodies lancinantes, dont on finit par attendre le retour. J’avoue même avoir envié un temps toutes les jeunes personnes qui aident à trouver votre place à l’Auditorium : elles peuvent assister autant que possible à toutes les représentations. Elles pourront admirer plusieurs fois la beauté des éclairages, particulièrement douce, ou l’inspiration qui a guidé la création des décors (je ne dévoile pas la forme prise par le rocher où sera enchaînée la Walkyrie mais c’est une parfaite réussite). J’ai eu un peu de mal avec les costumes, que j’estimais trop modernes ; j’ai d’ailleurs mis un certain temps à me souvenir qui était Wotan dans la mythologie nordique ; ses Walkyries ressemblaient quand à elle à des espèces de hussards, ce qu’elles semblent être, étant en quelque sorte les « fonctionnaires » des basses oeuvres divines (ce sont elles qui accordent la grâce et l’élection au vainqueur et emportent irrémédiablement le vaincu qui ne les apercevra qu’une fois).

Et puis, on se fait au final à ces costumes qui brillent là aussi par leur sobriété et leur relative simplicité. Les musiciens, placés dans une fosse comme à Bayreuth, ne jouent pas trop fort, ce qui est apparemment un écueil dans ce type d’opéra qui tourne rapidement dans l’exercice de style pompier, surtout outre-Rhin. Enfin, une émotion vive ne peut que nous étreindre lorsque on entend Brünhilde, la Walkyrie déchue pour avoir outrepassée les ordres divins : ses chants sont poignants. Je n’aurais jamais cru être touché à ce point par un genre musical que je ne connaissais que par les théories qu’il suscite, et qui semble toujours un peu affecté, snob. À l’Auditorium, j’ai pourtant été bien loin de l’idée courante, se représentant des espèces de barytons grassouilles à la Pavarotti, se pavanant en braillant d’un bout à l’autre de la scène, cliché grotesque qui vole en éclat, tant la grâce semblait être du côté des acteurs, longuement et justement célébrés à la fin du troisième acte par la salle.

Bien sûr, on n’oubliera jamais l’abjection d’un génie musical qui s’est  prédisposé à  servir le pire. Mais, bon dieu, quelle claque ! Je ne sais pas trop ce que les spectateurs retiennent de ces histoires de dieu impuissant dans sa puissance, se plaignant que les hommes ne se rebellent pas contre lui… Ce genre de thématiques (bien allemande, il y a une mystique médiévale rhénane qui inspire vraisemblablement Wagner) me paraît n’intéresser que ceux que la théologie ou l’histoire intéressent. Mais ceux qui prétendent aimer la musique se doivent à mon sens d’aller jeter un coup d’oeil au moins une fois dans leur vie à l’opéra, et je ne saurais trop conseiller de se rendre à celui-ci.

– Tonton Stéph 

Lectures conseillées pour aborder convenablement les enjeux qui entourent la tentative de création d’une « oeuvre art totale » par Richard Wagner :

Adorno : Notes sur Wagner
Belhaj Kacem : Inesthétique et mimésis.
Lacoue-Labarthe : La fiction du politiques, Musica ficta, Le mythe nazi
Heidegger, « La volonté de puissance en tant qu’art », in Nietzsche I
Jean-François Marquet : Wagner, le crépuscule de la chevalerie in Miroirs de l’identité Nietzsche : La naissance de la tragédie, Richard Wagner à Bayreuth, Le crépuscule des idoles, Le cas Wagner, Nietzsche contre Wagner.