Je ne vais pas m’étendre sur les raisons nébuleuses qui me font revenir tous les ans dans ce temple de la beauferie, d’où je ressors à chaque fois avec quelques kilos en plus, quelques grammes, et une fabuleuse odeur de graillon. Un certain restaurant brésilien à volonté a tendance à m’aimanter à chaque mois de novembre et je ne peux donc me départir de ce redoutable envoûtement. Cela sera peut-être le mot clé de cette petite chronique, tant une certaine frénésie semble s’emparer de tous les badauds. C’est ainsi qu’on croise des foules littéralement hypnotisées par un bonimenteur leur vantant les mérites de tel balai à chiotte, de tel autocuiseur…d’un seul coup, le fouet, objet que je n’ai personnellement jamais utilisé en cuisine, apparaît comme indispensable, hypnotisant la troupe de Dijonnais venus en prendre plein les yeux face à une démonstration aussi convaincante.

Foire-de-Dijon

Tous ceux qui, comme moi, se rendent à la grand’messe savent quel sera (à chaque session) l’objet-star de la foire. Il s’agit cette année d’un balai vert fluo, avec une espèce de serpillère à la con au bout. On a cessé de compter le nombre de mecs portant le précieux objet acheté par ou pour leur dulcinée. Oui, une tradition incompréhensible veut que ce soit l’homme qui porte le balai pendant plusieurs heures dans la foire, ce qui constitue selon le point de vue un paradoxe flagrant, un retour du refoulé ou une humiliation publique.

Foire

Celle-ci peut être perpétuée de plusieurs manières. Ainsi, si vous tentez une dégustation de pinards locaux auprès de commerciaux rougeauds, ceux-ci vous invectiveront sans pitié si vous ne leur versez pas un denier. Entendre par-là l’achat d’une caisse de teilles à 160 euros minimum. Tout ça après vous avoir versé une lichette de ce qu’ils présentent comme « du pinot noir », nous prenant vraisemblablement pour des touristes qui ne sont pas du cru. Après un rapide calcul, ça vous fait la bouteille de Chorey à plus de 25 euros, soit un foutage de gueule intersidéral.

Mais l’humiliation ne s’arrêtera pas là. À peine remis de vos émotions, vous serez interpellés par des restaurateurs qui prétendent vous faire manger leur aligot douteux à 17h30 « parce qu’il n’y a pas d’heure pour ça ». Commençant vaguement à vous laisser persuader par un argument si valable, ils n’hésiteront pas à vous mettre l’affiche en hurlant une blague à votre sujet au stand d’en face, chambrage mettant explicitement en cause votre pouvoir d’achat en berne.

Quatre heures de magie

Mais la foire gastronomique, c’est également un lieu qui vend du rêve. Celui où insensiblement, un nouveau monde économique s’ouvre à toi, avec une inflation qui oscille entre 30 et 500%. Il en est ainsi de cette gigantesque tenture de ouaouache que tu avais acheté il y a longtemps, valant soi-disant 200 euros et que tu avais négocié à 50. T’étais hyper fier de toi mais tu l’avais encore payé trois fois trop reuch. Idem pour ce saucisson censé être ibérique. Le type te le propose à 20 boules. Tu pleures. Puis il te dit qu’à ce prix il te rajoute non pas trois, non pas quatre mais sept autres sauc’. Tu ne chouines plus : tu trouves ça suspect et fuis lamentablement.

Il y a même un moment où, lassé par cette débauche de mercantilisme, tu cherches à éviter les marchands de tapis et les VRP sur le retour, cherchant de la gratuité. Après un regard mi-amusé mi-apitoyé sur les danses africaines au stand de l’Afrique du Sud, tu comprends que ça va être chaud à trouver. Tu te rends à la trop fameuse Table de Lucullus. Pour ceux qui feignent de ne pas connaître, il s’agit d’une espèce de grosse table ronde où sont censés être disposés des mets fins pour gourmets, qui doivent mettre l’eau à la bouche au visiteur. Celui-ci aurait ainsi irrésistiblement envie de s’acheter des blocs de foie gras à 40 euros ou de se payer un bien gastronomique croque-monsieur sur le stand le plus proche. Mais même cette table est à côté de la plaque. Cette année, aucun plat, que des produits emballés, des conserves : n’importe quoi. Il ne s’agit alors que de vulgaires pub sans intérêt.

Passe la monnaie

Le passage à la foire gastro signifie plusieurs heures de piétinement : c’est fatal. Soit parce que d’immondes poussettes te barrent la route, soit surtout parce que tu ne sais pas trop où aller. Tu te surprends à chercher des endroits plus calmes et tu pars flâner du côté des vendeurs de meubles. Là, tu les vois, errant et enrageant, le regard un peu dément. Ce sont les commerciaux censés vendre des canapés en croûte de porc aux familles de Brazey-en-Plaine et de Seurre. Ils les attendent, sont sur le pied de guerre. Ils leur feront un prix, exprès pour eux : pour quatre SMIC, ils auront même une table basse dans leur package. Peut-être même que le tapis à 1400 euros sera négocié. Le sentiment de vide commençant à devenir sacrément prégnant, on retourne du côté de la graille.

Finalement, on change d’avis, on va faire un resto à volonté, mais qui change un peu. Et puis quitte à faire le beauf’, autant y aller à fond. On va alors opter pour une espèce de bouchon lyonnais où une ouache et un sosie de Ben Harper nous ont alpagués, vantant les indescriptibles délices de l’établissement qui a dû les embaucher il y a deux jours sur Pole-emploi.fr. Des fautes d’orthographe partout sur la carte : « les Gonnes lyonnais », « a emporté », « nous proposont ». De la sangria toute lyonnaise est offerte. Putain on sait parler au client, par ici. Le reste n’est que poésie.

La lassitude gagne, mais c’est sûr :
tu reviendras l’année prochaine

T’es refait. T’as envie d’aller boire un cocktail brésilien, même si tu as bu des horreurs du même genre avec le prétexte bidon d’Halloween la veille. La serveuse, visiblement originaire de Rio, commence par gueuler sur l’état de la table de jardin qui nous accueille et que des porcs ont souillé avant notre arrivée. Elle en profite, de façon totalement gratuite, pour s’en prendre « à ces gens qui font aller la France dans le mur » et évoque sans transition « les Roms ». C’est absurde et incompréhensible ; elle a dû me prendre pour un de ces rugbymen écarlates que j’ai croisés aux chiottes. Le cocktail bien trop sucré est vite ingurgité. D’autant qu’il y a des musiques brésiliennes dégueulasses qui passent à fond : envie de mourir, on ne s’entend même plus. Ce coup là on se casse.

STAND BPLe hasard t’avait fait passer devant le stand du Bien Public. Il n’y a plus personne dedans. Quelques heures plus tard, des mecs complètement bourrés se sont servis de leur pupitre pour poser leurs verres de Caïprinha et autres Mojitos, en fumant leur clope devant les panneaux vantant le magnifique journal. La scène était assez cocasse, dommage que la photo est dégueux, puisque ils ont commencé à brailler, se sentant comme des poissons dans l’eau sur ce stand en particulier.

Le temps passe, la nocture va fermer ses portes à 23h. L’odeur de graillon se fait de plus en plus insistante. Le bar-stand brésilien pousse une immonde techno à accordéon à donf’ en espérant faire venir tous les soiffards du salon. Quand à toi, tu commences à atteindre le temps des regrets. Ces plats à volonté n’étaient pas forcément une bonne idée, tout compte fait. On envisage mollement de passer vers la fête foraine; on se ravise en apercevant au loin une attraction flippante où les participants se prennent plus de G dans la gueule que le personnage de Sandra Bullock dans Gravity. Ok, ça ira. Je me contenterai du tram.

– Tonton Stéph

Note de l’auteur : « Le pire dans cet article, c’est que tout est authentique »