On reprend cette année 2014 avec un très gros livre, un très volumineux livre de Sfar, son  Journal de merde. C’est sorti y’a quelques semaines maintenant, mais je ne l’avais pas encore eu entre les mains. Je suis en train de le finir, enfin façon de parler, je dois en être à la page 300 sur les 410 du bouquin.

journal de merdeC’est pas la première fois, loin de là, que Sfar publie des carnets. Celui-là doit être le dixième. Pour ceux qui ne verraient pas très bien ce que ça peut être des carnets, faut vous dire qu’à la différence d’une bande dessinée classique, y’a pas une histoire qu’on suivrait de page en page. Là, on est dans un livre assez décousu où l’auteur passe de thème en thème, d’une page à l’autre comme à l’intérieur d’une même page. Ça parle littérature, création, cinéma, argent, politique ou sexe. Pour vous la faire rapidement, c’est comme si Sfar notait toutes ses pensées. Ça peut prendre la forme de textes manuscrits ou bien entendu de dessins.

Alors on pourrait se dire : « Bon, c’est bien gentil, qui est-ce que ça intéresse de lire comme ça des notes, des idées, des réflexions…? » Je vous l’avoue, si vous détestez Sfar, ça n’a aucun intérêt. Vous trouverez juste de quoi le haïr un peu plus. Il passe une bonne partie de son temps à geindre, à expliquer ce qu’il pense de l’actualité et à redire pour la 1000ème fois qu’il aime Quentin Blake, Baudoin ou Hugo Pratt. Je vous épargne les références cinémas. Voilà, mais ça c’est si vous l’aimez pas.

Moi, en règle générale, j’adore les livres d’images de Sfar. J’ai peut-être pas lu tous ses carnets mais un bon nombre quand même, et j’adore me plonger dedans. J’ai l’impression d’être dans le cerveau de Sfar. J’ai l’impression d’assister à la construction de sa pensée. C’est pas pour autant que je suis d’accord avec lui sur tous les sujets, mais il donne de la matière à penser. Dans ce bouquin, le thème des juifs en France revient assez souvent, tout comme celui de sa ville d’origine : Nice.

Au pire quand on poireaute, on boit seul ou on griffonne sur les sous-bocks. Quand on était lycéens ou étudiants et qu’on séchait, on avait une trousse et hop !

Sur Nice, c’est drôle et c’est une partie du plaisir de lire dans son cerveau. D’un coup, Sfar nous fait une petite bédé, un polar, une histoire niçoise… enfin, un bout, avec un personnage, un tueur à gage. Comme ça, une tranche d’histoire comme pour s’amuser, sans vraie résolution d’en faire un truc. Et puis c’est tout. Quelques pages plus loin, c’est à dire quelques semaines après, Sfar nous dit que ça y est c’est décidé, même si on le croit qu’à moitié, il a envie de se lancer dans le décor niçois, il va créer une bédé d’un coté, un roman de l’autre, autour de Jacques Médecin. Et nous, là, ébahis, on a le sentiment d’avoir assisté à l’émergence d’une nouvelle bédé, d’avoir été à la source de l’inspiration, comme si en plus d’être dans son cerveau on était aussi au dessus de son épaule, dans sa chambre intime de création.

À tout les coups, dans de nombreuses années, Nice où le Sud lui consacreront une rétrospective du genre Sfar et les paysages niçois, fictifs ou d’après nature. Et puis à Paris, y’aura aussi Sfar et les troquets parisiens. Parce qu’il écrit dans les cafés. Du coup, il dessine les tables, les chaises et tous les intérieurs qui l’entourent.

Une partie du talent de notre Sfar réside dans ça. Nous, dans un rade, on boit des coups et on cause. Au pire quand on poireaute, on boit seul ou on griffonne sur les sous-bocks. Quand on était lycéens ou étudiants et qu’on séchait, on avait une trousse et hop ! On faisait des crobards énigmatiques sur le carton. Sans plus. Sfar, lui, y croit. Il va dans un rade pour laisser libre court à ce truc qu’on exploite pas par manque d’idée ou de talent. On a l’impression que lui, il se pointe à une table et que là, parce qu’il a mille projets de livres, séries, bédés en court, il va s’attabler pour croquer dans une direction ou dans l’autre. Comme si avant de voir le menu de ses envies, il en avait trop.

Bon vous l’avez compris, moi je suis client. J’adore surtout quand il nous dit qu’il fait rien, qu’il n’avance pas dans son travail, qu’il est à la bourre mais qu’il préfère jouer de la guitare jusqu’à pas d’heure, faire des jeux vidéo ou jeter des pistes, des réflexions dans ce carnet. J’adore parce que nous aussi on fait comme lui. On se cale dans un bon coin avec son livre, on passe un bon temps, perso, égoïste, au lieu de peut-être faire une chose plus constructive.

Tout dernier élément et ce n’est pas rien quand même : si ça s’appelle journal et par carnet, c’est parce que là, tous les jours, Télérama.fr publiait deux pages, pendant quoi, six mois. Ça se sent dans l’écriture, la narration interne, ça va souvent deux par deux.

J’ai pas fini ce Journal de merde, mais j’adore. C’est drôle, c’est intime, c’est intelligent et ça apprend des choses, enfin je crois. J’ai pas terminé le livre mais en vrai je crois que j’ai pas envie qu’il se termine et que ça dure encore longtemps.

– Martial Ratel

Joann Sfar – Journal de merde – Gallimard, 38 euros.

La chronique bédé est un partenariat avec Radio Dijon Campus.