Tim Burton est enfin revenu sur les écrans avec un biopic sur le couple qui met en place l’une des plus grandes impostures de l’histoire de l’art. Et inventa aussi le merchandising de l’art. Une réflexion sur l’Art et sur son propre cinéma, plutôt réussie.

keane

Amy Adams interprète Margaret Keane. Seule avec sa fille et ses tableaux, elle débarque à San Francisco. Elle y rencontre le pétillant Walter Keane (Christopher Waltz, encore fantastique) qui devient très vite son mari. Et son geôlier : elle peint des enfants aux grands yeux (un peu dans l’esprit de Poulbot en France, en tout cas c’est aussi moche et kitsch), peintures qu’il s’approprie et vend, plutôt bien.

Bon, passons assez vite sur le fait que ce film est réussi : grâce à un duo d’acteurs incroyables qui incarne un couple qui dit aussi beaucoup de la domination masculine dans les années 50 (« une femme ne peut pas vendre des tableaux ») ; grâce à la douceur éthérée d’Amy Adams face à la schizophrénie grandissante de l’un des mecs les plus fous de ces 10 dernières années ; grâce à la photo de l’univers 50’s sublime, chaud et suranné (alors même que Burton pour la première fois tourne en numérique). Grâce à quelques seconds rôles d’une grande classe, comme Terence Stamp (Théorème de Passolini) et Jason Schwartzman. Grâce à des dialogues et des répliques très fins.

À travers ce biopic, Burton propose surtout une réflexion sur l’Art et sur son art. Keane invente la pub appliquée aux œuvres d’art. Dans une séquence montée comme un clip, on découvre Walter offrant des tableaux à tous les grands de ce monde. Il s’impose et devient, évident, incontournable. Par ailleurs, il découvre assez vite que les gens ne veulent pas forcément un original chez eux, une copie leur suffit (ils s’arrachent les affiches de l’exposition). Les Big Eyes se voient démultipliés et copiés à l’infini. Voilà à qui l’on doit de retrouver des Klimt sur des tasses à café ou un Monet sur des parapluies. Warhol, dont une citation ouvre le film –Je pense que ce que Keane a fait est tout simplement extra. C’est forcément bon. Si c’était mauvais, il n’y aurait pas tant de gens pour aimer ça– proposera de faire des objets de consommation des œuvres d’art. Margaret fait ses courses dans un supermarché et passe devant un étalage de soupes Campbell ; Keane fait le chemin inverse : de l’art, des objets de consommation. Il faut attendre la fin du film pour que le grand critique d’art interprété par Terence Stamp, l’Anglais, le magnifique, remette Keane en place une bonne fois pour toute. Keane réalise pour l’expo universelle son œuvre la plus kitsch et la plus grande. Le critique d’art lui dit vraiment ce qu’il en pense : c’est du caca. Keane l’interpelle en lui disant bien sûr qu’il est un artiste raté (ça ne vous rappelle rien ?). Stamp lui répond ici que cet argument est un peu éculé… Et que ce n’est parce que tout le monde aime que c’est de qualité. One point. Ce n’est pas parce que tout le monde aime Birdman que c’est forcément bien.

Est-ce que parce qu’on est aimé par une grande majorité, on est forcément bon ?

keSe pose en fait avec ce film la question du plus grand nombre : est-ce que parce qu’on est aimé par une grande majorité, on est forcément bon ? De fait aujourd’hui entre 50 nuances de Grey qui déclenche l’engouement interplanétaire des quinquas et One Direction celui des moins de 20, on est effectivement en droit de se demander si le nombre est gage de qualité. Si l’on se pose la question sur l’œuvre de Burton par exemple, elle devient intéressante. Au début des années 90, Burton créé d’énormes succès populaires avec un univers bien particulier, un univers qui lui est propre, un univers d’auteur. Sauf que quelques années plus tard, le spectateur a souvent l’impression de revoir le même Burton. À la manière d’une Margaret qui ne peint que des enfants aux grands yeux, Burton ne filme que des gentils monstres gothiques (pour faire court). Comme si Burton était lui-même pris dans une photocopieuse géante de ses propres films. La copie est d’autant plus frappante avec la présence quasi systématique sur les derniers films de Johnny Depp ou lorsqu’il réalise le long métrage de son premier court-métrage, Frankenweenie. Mais il a eu le temps de devenir extrêmement populaire. On aime tous Edward aux mains d’argent (dont on retrouve la banlieue lisse au début de Big Eyes), nous avons tous appelé Beetlejuice trois fois, et nous avons tous montré L’Ētrange Noel de Monsieur Jack à nos neveux à Noël. Quand la Cinémathèque Française elle-même consacre une expo à l’auteur hirsute et grisonnant, c’est encore un immense succès populaire. Il fallait à Burton sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait. Et le virage qu’il vient d’opérer est à la fois intelligent et plaisant. Well done.

Alors oui, les fans du « Burton classique » seront certainement déçus. Pas de chauve-souris dans Big Eyes, juste un réalisateur qui, à travers Keane, regarde un auteur copier son œuvre à l’infini et qui passe à une esthétique toute autre. Mais rassurez-vous, Beetlejuice 2 est annoncé prochainement.

– Melita Breitcbach