« Lorsque le public se fait traverser par ces sons puissants, les gens semblent surpris de voir que ça n’émane que d’une seule personne, une femme »

Noveller est le projet expérimental de l’américaine Sarah Lipstate et de sa Fender Jaguar. À 30 ans tout juste, la jeune guitariste est une artiste prolifique qui a sorti une dizaine d’albums, joué dans de nombreux groupes et collaboré avec des artistes de renom comme JG Thirlwell de Steroid Maximus et Lee Ranaldo de Sonic Youth. Collectionneuse de pédales d’effet, elle fascine son auditoire en live, laissant entrevoir les innombrables modulations sonores de sa guitare, aussi brutales et subtiles soient-elles. Nous l’avons rencontrée dimanche dernier après son concert au Consortium, proposé par les associations Sabotage et Why Note.

Noveller © Marion Boisard

Comment se passe cette tournée européenne ?

C’est mon 24ème concert d’affilé et honnêtement, je ne sais pas si je serais capable de le refaire. C’est la première fois que je pars sur une tournée aussi longue. J’étais venue l’année dernière pour trois semaines, mais nous nous déplacions en train. Cette fois nous sommes en voiture et nous avons déjà traversé l’Espagne, la France, l’Allemagne, la Belgique, la Grand Bretagne et les Pays Bas. Et demain la Suisse, ça fait beaucoup de kilomètres ! Je suis contente que deux dates aient été annulées. Mais rencontrez de nouvelles personnes, découvrir de nouveaux lieux et des langues différentes, c’est assez fou. J’ai l’impression d’être dans un rêve.

Est-ce tu joues les mêmes morceaux chaque soir ?

Oui c’est plutôt similaire. Déjà parce que j’ai dû changer pas mal de matériel pour cette tournée ; je voulais que mon pédalier soit aussi petit et léger que possible. Je devais également prendre l’avion pour aller jouer au Portugal et c’est toujours compliqué dans les aéroports. Normalement j’utilise aussi un iPad pour pouvoir lancer des samples de synthé mais je me suis dit que ce serait plus simple avec ma pédale de loop sur laquelle je peux également les importer. Mais je n’ai seulement que 8 tracks dessus et mes vieux morceaux nécessitent un autre matériel. Je peux évidemment varier ce que je joue en live, en fonction de mon humeur, mais ce sont surtout des morceaux de Fantastic Planet. Je ne m’en lasse pas pour l’instant, au contraire, le fait d’être plus à l’aise me permet de m’immerger plus facilement dans la performance, au lieu de devoir rester concentrée sur l’aspect technique.

Vu l’installation, tu dois pourtant faire preuve de beaucoup de rigueur lorsque tu joues, non ?

Oui ! Par exemple j’utilise une pédale pour contrôler le volume et pouvoir amplifier certains passages. D’habitude, cette pédale fait la taille de mon pied, mais j’en ai acheté une plus petite pour le voyage et ce soir, à un moment, je ne trouvais plus la bonne position, ce qui a provoqué un énorme son. Mais ça ne sera jamais vraiment parfait, des trucs comme ça arrivent souvent. 

Donc tu utilises des samples et différentes pédales d’effet, mais tu boucles aussi pas mal ce que tu joues à la guitare, comment est-ce que tu imbriques tout ça ?

Je joue pratiquement tout en live, et boucle certains des éléments pour contribuer à la montée en puissance du morceau. Ce qui est déjà pré-enregistré sur la pédale, ce sont surtout des samples de synthé et de voix que j’ai réalisés en studio. J’ai également samplé le bruit des vagues. J’adore reproduire ce son à la guitare en frottant du papier bulle dessus. Toutes les parties de guitare sont jouées, c’est le plus intéressant pour moi. Mais comme je me produis seule sur scène, j’aime l’idée de pouvoir disposer d’un éventail très large de fréquences. Lorsque le public se fait traverser par ces sons puissants, les gens semblent surpris de voir que ça n’émane que d’une seule personne, une femme. C’est mon but lorsque je suis sur scène, j’essaie de trouver les bons outils pour produire cet effet. 

Sur le dernier album « Fantastic Planet », c’est la première fois que l’on voit ton visage, pourquoi ?

À l’époque je sortais avec un musicien, qui était aussi passionné de photographie, et il me prenait souvent en photo. Un jour où nous étions chez mes parents en Louisiane, j’étais dans la piscine sur un matelas gonflable et il a pris ce cliché que j’aime beaucoup. Ça m’a beaucoup inspiré, ce cliché illustrait parfaitement cette notion de planète fantastique parce que c’était un moment très heureux. Mais je me suis longtemps demandé comment les gens allaient percevoir cette pochette, même si ce n’est pas un vrai portrait, c’est tout de même une image concrète, un visage. J’ai fait ce choix juste après une tournée avec St Vincent, et elle est sur chaque visuel ! Au stand de merchandising j’ai remarqué à quel point il y avait une connexion entre la musique, son personnage en tant qu’artiste et tous ses produits dérivés. Je n’avais jamais envisagé cette façon de faire avant alors je ne savais pas non plus à quoi m’attendre.

Noveller (crédit Marion Boisard)

L’album est assez changeant, es-tu quelqu’un de versatile aussi ?

Oui. C’est pourquoi j’arrive mieux à travailler seule. J’ai déjà joué dans des groupes et je me suis aussi beaucoup pris la tête avec eux. Je suis quelqu’un de sociable mais j’aime passer pas mal de temps seule. Et je travaille mieux lorsque je suis contrariée, la musique est alors quelque chose de thérapeutique. Pour moi c’est une force, mais c’est parfois dur à vivre pour les autres. (rires)

Tu es une grande fan de Sonic Youth, c’était comment ta collaboration avec Lee Ranaldo ?

C’était très excitant de travailler avec lui. Nous nous sommes produits une fois tous les deux et il m’a simplement dit qu’il allait suivre mes directives, il voulait savoir si j’avais écrit un fil conducteur. Et je savais qu’il n’allait pas hésiter à rentrer dans mon monde et s’adapter. Pour chaque collaboration, la clé est vraiment l’écoute, afin d’essayer de se compléter l’un et l’autre. Nous avons essayé de renouveler l’expérience, mais ça s’est toujours annulé. J’espère qu’on pourra approfondir ce travail dans le futur. 

Apparemment tu écris surtout en tournée ?

Souvent j’écris quand je suis censée répéter pour un concert. Quand je m’ennuie, c’est là que je commence à bidouiller et que je crée de nouvelles choses. Ça m’est arrivé juste avant de venir en Europe, donc il y a ce nouveau morceau que je joue pendant le concert. Jouer ces nouvelles pistes en live, c’est le meilleur moyen de tester, d’expérimenter. Donc quand je rentrerais pour travailler sur le prochain album, ce sera sans doute le premier morceau que je vais enregistrer. Et comme j’aurais déjà passé du temps à le travailler, ce sera beaucoup plus simple de le faire évoluer.

Tu réalises aussi des courts-métrages, de quel genre ?

Ce sont des courts-métrages plutôt expérimentaux, j’ai fait mes études là-dessus à l’université. D’ailleurs, les vidéos qui sont projetées pendant le concert sont de moi. C’est une approche assez abstraite, tout comme la musique. Mais je n’ai pas beaucoup de temps à y consacrer.

Des réalisateurs préférés ?

Oui… mais ça fait tellement longtemps que je n’ai pas pris le temps de me poser pour regarder un film. J’aime le cinéma surréaliste, et je peux regarder à peu près tout ce qui sort sur la Criterion Collection et y puiser de l’inspiration. Ils sortent des DVD de grands films américains, français et italiens. J’aime aussi beaucoup Jim Jarmusch. Mais j’essaie de voir les films récents aussi, les bandes sons m’intéressent beaucoup. C’est la première chose à laquelle je prête attention quand je vais voir un film.

Vous écoutez quoi en tournée ?

On s’est très mal préparées pour ce voyage, on n’a emmené aucune musique alors on écoute la radio et on tombe sur ces stations complètement dingues qui diffusent exclusivement de la dance des années 90. C’est assez drôle. J’ai aussi quelques podcasts qui traînent sur une clé USB et on nous a donné ces CD en Allemagne sur plusieurs soirées.

– Propos recueillis par Sophie Brignoli
Photos : © Marion Boisard
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