Avec le spectacle Made in America, l’Opéra de Dijon poursuit ses escales artistiques outre-atlantique en mettant à l’honneur les chorégraphes pionniers et avant-gardistes Merce Cunningham et Lucinda Childs.

Si on s’attendait au minimalisme rêche du premier, on avait moins prévu le coté fleuri jusqu’à la nausée de la seconde. Récit d’une expérience contrastée qui ne laisse pas indifférent.

Sur un peu plus d’une heure trente, le spectacle présentait deux pièces de danse très différentes interprétées par la troupe du Ballet de l’Opéra de Lyon. Toutes deux illustraient la créativité de la danse contemporaine américaine d’après 1960, et en particulier le courant minimaliste.

Géométries de figures dans le noir

La représentation s’ouvre sur Winterbranch, chorégraphie créée en 1964 par Merce Cunningham. La scène est dépourvue de décor, y a du bordel empilé au fond, les éléments techniques sont visibles en coulisses. Silence. Un danseur se tortille au sol à la manière d’un ver. Silence toujours. Un second corps se met en mouvement à l’avant-scène. On a l’impression d’assister à une répétition. L’absence de fond sonore laisse libre champ à tous les raclements de gorge et autres grincements de sièges. En période d’épidémie de grippe c’est un peu gênant. Ce sont d’abord les jeux de lumières qui accompagnent le langage des corps. Des lumières froides, blanches et jaunes croissent et décroissent en intensité, balayent la scène à la manière de phares de voiture dans la nuit. A leur passage elles mettent en valeur les danseurs, éclairent leur corps par parties, magnifient leurs mouvements, avant de les replonger dans la pénombre. Ils sont six, trois hommes et trois femmes, entrant en scène seuls, par deux, ou en groupe.

La chorégraphie de Merce Cunningham travaille sur deux mouvement essentiels : le corps qui chute puis se redresse. Tout en orthogonalité, tantôt debout ou couché, tantôt marchant ou rampant, les danseurs dialoguent entre eux et avec le sol. En duo les corps s’emmêlent, se croisent, s’encadrent, ils semblent rectangulaires. On tire ou on pousse l’autre, on le relève on le retient dans une répétition des gestes en miroir et en symétrie. Mais toujours le corps humain rappelle sa souplesse et sa plasticité, même dans la ligne droite.

A mi-parcours, un effet stroboscopique annonce l’irruption de la musique… enfin, du son. La création du compositeur minimaliste La Monte Young, composée de deux sons combinés, est pour le moins stridente. Nos oreilles se situent quelque part entre le crissement de pneu et le violoncelle mal maîtrisé. On a à présent du mal à se concentrer sur le mouvement tellement nos oreilles morflent ! L’environnement sonore renforce l’atmosphère inquiétante de ces figures noires rectilignes qui évoluent dans l’ombre, surprises par instants par des lumières blafardes, tel un animal apeuré sur une route de campagne en pleine nuit. Et pourtant, quand tout est fait pour irriter, la prouesse du chorégraphe fait naître une certaine harmonie des corps au creux des dissonances.

La pièce a duré à peine trente minutes, expérience raisonnable pour nos fragiles appendices auditifs. Les danseurs sont salués par de timides applaudissements. Mes voisines s’inquiètent déjà pour la deuxième partie… elles ne seront pas déçues !

Made in Ameria Dance_copyrightJaimeRoquedelaCruz (25)

Implacable tourbillon coloré

Lorsque s’ouvre la chorégraphie Dance, créée par Lucinda Childs en 1979 – en collaboration avec le compositeur Philip Glass et le plasticien Sol LeWitt – c’est un ravissement pour le spectateur, du moins au début. Dans une ambiance lumineuse colorée, les danseurs vêtus de blanc traversent latéralement la scène en binômes, selon d’harmonieux mais rigoureux pas qui ne sont pas sans rappeler la danse classique. Leurs mouvements et leurs déplacements, d’une grâce et d’une légèreté aériennes, tout en souplesse et en sautillement, contrastent radicalement avec la noirceur du précédent morceau. Ils sont comme des papillons virevoltant sur une féerie musicale tout aussi scintillante. L’univers sonore de Philip Glass, créé pour l’occasion, offre une sorte de symphonie ronde d’instruments à vent tourbillonnant d’allégresse.

Au devant de la scène une immense toile transparente se déploie sur toute la hauteur du théâtre, sur laquelle est projetée la même chorégraphie, filmée au préalable, exécutée simultanément par ces mêmes danseurs à la taille décuplée. Comme dans une illusion d’optique le spectateur assiste au dédoublement des artistes, l’image animée et le réel se confondent, se superposent dans une sorte de ballet holographique fascinant. L’oeuvre est totale, associant performance dansée, musique et vidéo dans une grande cohérence artistique. Les sens sont happés, hypnotisés… jusqu’au tournis.

Un spectateur confiera : « c’était magnifique… pendant 10 minutes ». Parce que la féerie qui d’abord nous ravissait dure ainsi pendant presqu’une heure, la musique se répète par cycles, les pas se reproduisent inlassablement, les danseurs passent et repassent, et si des nuances et des variations font évoluer sensiblement la représentation, l’impression d’ensemble reste celle d’une répétition à l’infini dans un flux mécanique ininterrompu. D’abord invité au cœur d’un conte merveilleux et accueillant, le spectateur finit par se sentir comme l’avocat dans Las Vegas Parano, prisonnier d’un manège multicolore et euphorique en pleine montée d’acide. Le conte devient entêtant, le ballet étourdissant, presque jusqu’à l’indigestion.

Plus qu’un spectacle, Made in America a été une expérience qui prouve que la création contemporaine, stupéfiante d’inventivité, peut tout déclencher chez son public : la surprise, l’hypnose, l’ennui, l’incompréhension, le soulagement… Le choix d’associer ces deux chorégraphies illustrait à merveille la richesse et la diversité de la danse contemporaine américaine d’avant-garde, qu’elle soit rêche ou sucrée, d’une dépressive noirceur ou d’une infatigable vitalité.

– Maria Mood

Photos: Roque De La Cruz