René Pierre, ces deux mots ont le même effet chez le joueur de baby-foot que Marc Dorcel chez l’amateur de boulards : émoustillement et plaisir simple annoncés. Le cœur de René Pierre se trouvant dans la périphérie de Chalon-sur-Saône, on n’a pas résisté à la tentation, on est allés découvrir l’usine de production, une visite entre jeux de balles et queues de billard.

Article extrait du numéro 29 du magazine Sparse

D’abord l’histoire. L’invention du baby-foot remonte à la fin du XIXème siècle, en Europe, quelque-part entre la France et l’Allemagne. Pour notre René Pierre (le fondateur), l’aventure débute en 1952 du côté du Jura, à Ranchot. Là, à proximité des forêts jurassiennes, le bois ne manque pas. L’entreprise de menuiserie fabrique alors des juke-box, des billards et des baby-foot. La boîte se développera en ouvrant plus tard une extension à Crissey, dans la banlieue chalonnaise, cette usine devenant le principal puis l’unique lieu de production. Cette success story autour du baby n’est pas la seule en France. Quelques années auparavant, en 1927, Bonzini fabriquait ses baby en région parisienne. Aujourd’hui encore, c’est le principal concurrent de la marque chalonnaise, « nous n’avons aucun rapport avec eux », nous confie Sébastien, dents serrées et visage fermé. Responsable des grands comptes, 11 ans de boîte au compteur, c’est lui qui sera notre guide dans l’usine. Plus au nord, à Lille, la marque Toulet revendique un héritage du XIXème. Bref, au XXème siècle, le baby se déclinait un peu partout en France sous différentes formes et dans tous les rades. Environ, 200.000 licences IV égayaient les quartiers des villes et les hameaux des campagnes françaises dans les années 1960, contre 35.000 maintenant. Un juteux marché que se répartissaient ces fabricants et… placeurs. Le boulot consistait au final à mettre en dépôt son baby et/ou son billard dans le café. Le patron du rade s’assurait des animations gratis, une fréquentation liée à ces distractions et les fabricants, eux, une belle part de la recette. « La répartition était variable mais ça pouvait aller à 60 % pour le cafetier, nous concède Sébastien. Toutes les semaines, un gars passait récupérer la caisse dans la machine. On était les seuls à y avoir accès ». C’était avant l’arrivée de la télé dans tous les domiciles, l’Internet, les jeux vidéo… et d’autres manières de vivre des sociabilités et des loisirs en dehors des bistrots.

Equipe type.

Pour l’histoire enfin, il est bon de savoir que le baby est très loin d’être une spécialité française. [Attention, la suite risque d’être douloureuse pour ceux qui placent orgueil national à cet endroit] D’après les palmarès qu’on a pu trouver, La Belgique, l’Autriche et les États-Unis sont des pourvoyeurs de champions bien supérieurs aux bistrots français. On entend déjà certains marmonner que les vrais cracs de leurs années collèges sont certainement supérieurs à ces faux vainqueurs, que si « les championnats s’étaient déroulés au Balto à Tonnerre en 1994, la Renaiss’ à Montbard ou au Saxo à Semur en 1989, c’est évidemment pas les Américains ou l’Belge qu’auraient gagné. » Oui, on a tous croisé nos champions : les types qui te passaient aux demi en deux-deux, qui te claquaient un chicago sans que t’aies le temps de dire ouf, ou même des demi-dieux qui te lobaient depuis le gardien, mais les faits sont là. La pétanque et l’alcoolisme sont bien des spécialités françaises. Le baby-foot, non. Le cani français n’est donc pas la Mecque du baby même s’il est exact que lorsqu’il s’agissait de sécher des cours pour taper un bab’, les dévots étaient nombreux. On demande à Sébastien si René Pierre est sponsor de compèt’. On le sent un peu gêné. Il a bien tenté encore récemment de prendre langue avec la fédé mais voilà, le truc est un peu verrouillé. Le grand concurrent parisien a des pions très bien placés qui empêchent les Chalonnais de faire une offre. Aujourd’hui, le baby-foot se pense à l’international et se joue ailleurs que dans les cafés. Où ça ? « Suivez-moi dans l’usine ».

Le banc des remplaçants.

Et de nos jours ? On est mi-novembre et l’usine de Crissey turbine. Notre guide nous dit que c’est une période super importante, 40 % du chiffre se fait vers décembre, au moment des fêtes. Le chiffre d’affaires assez sympatoche, en augmentation depuis plusieurs années, se situe aux alentours des 9 millions d’euros, résultat rondelet pour un loisir supposé déclinant. Entre 7.000 et 9.000 baby-foot sont produits sur place chaque année (pour 2.500 billards). Mais où trouvent-t-ils refuge ces jeux en bois et ces joueurs en métal ? Chez vous, chez votre voisin… Partout, dorénavant on joue au baby-foot à la maison. Il y a une vingtaine d’années, l’entreprise chalonnaise a senti le vent tourner. Et effectivement, le gaming se fait à domicile: on invite les potes, on transmet le virus aux enfants, on reconstitue un mini-foyer de fun dans le cocon perso. C’est madame ou monsieur tout-le-monde, toutes catégories d’âges confondues qui s’offre ce petit plaisir. En plus de la PS4 dans le salon, on se paye un baby dans le garage ou sur la terrasse. Les entrées de gamme, promo, sur le site Internet sont à un peu plus 800 euros, modèle en kit à monter à domicile. Ce qui rend ce rêve de gosse accessible à pas mal de bourses. Alors, les commandes arrivent à Crissey et c’est une cinquantaine d’ouvriers qui s’affairent. L’usine est grande, 7.000 m², les ateliers sont hyper propres, étonnant pour une entreprise qui débite du bois, on devrait bouffer du copeau. «On a investi dans des machines de découpe qui sont équipées d’énormes aspirateurs qui récupèrent les morceaux et les poussières de bois. Avec ces rebuts, on chauffe l’usine », nous annonce fierot Sébastien. Un bois qui vient « essentiellement » de France. Trois chaînes de fabrication envoient du baby et du billard fait main. En bout de production, on trouve Michael et Johnny, 1 an et 2 ans de boîte, plutôt jeunes, la trentaine. Ils assemblent la quinzaine de gros panneaux de bois qui composent un baby-foot. Ça bosse par deux pour visser les pièces. Quand on leur demande si les conditions de taf ne sont pas trop dures, on n’est pas étonnés de s’entendre répondre que « ça va » : un cadre de la boîte nous faisant visiter, ça serait mal vu de dauber sur la main qui vous nourrit. À eux deux, ils assemblent entre 50 et 60 baby par jour. On est surtout étonné quand ils nous disent à l’unisson que « non », ils ne sont pas « des tueurs au baby-foot. Tout simplement parce qu’ils n’y jouent pas. » Idem pour Sébastien notre guide. Damned! Serait-elle vraie cette histoire de cordonniers mal-chaussés ? Autant vous dire que si c’était moi, et bien…

Des boules.

Petit aparté. Non, aucun baby, aucun joueur n’a été maltraité durant ce reportage. Votre serviteur et son photographe n’auront claqué aucune gamelle, tout bêtement parce que le-dit photographe avait une sciatique. Le show-room de l’usine avait pourtant de quoi faire baver n’importe qui, on était à deux doigts de Wonderland : une dizaine de bab’ de toutes les couleurs, de toutes les tailles, autant de billards, des boules et des queues de billards aux motifs dingos, des bornes d’arcade, des jeux de fléchettes, des flippers… Restés, tous, vainement, tristement sages, inanimés sous nos yeux. Retour dans l’usine. On s’approche d’un poste où une personne s’affaire sur des bandes de lino. Correction faite, on est sur du Gerflex. LA matière qui fait office de gazon, LE sol où la balle accroche-bien-comme-il-faut ou au contraire, dans sa version usée, glisse comme une savonnette et rend la partie injouable. C’est Monsieur Gautheron, 35 ans d’usine, qui vérifie les bandes de plastique. Depuis, tout ce temps, il a vu évoluer le boulot. « Avant, j’étais aux arcades. Dans les années 1980, cette activité employait pas mal de monde. On assemblait les panneaux de bois des bornes et on intégrait les fiches électroniques. Il y avait 90 ou 100 personnes qui travaillaient ici en comptant les intérimaires. Des femmes s’occupaient même des câbles électriques, elles dénudaient les bouts pour faire les branchements… » On le sent rêveur de ce passé lié à l’expansion et au développement de l’entreprise. Mais ça c’était avant. On ose à peine lui demander s’il touche niveau jeux vidéo, du coup : « oui, y en a qui sont forts ». Façon de dire pas lui ? Encore un coup des cordonniers… Plus loin, d’autres ouvriers assemblent à la main les joueurs sur des tringles. Pas la partie la plus intéressante niveau boulot, assez répétitif… Une très grande quantité de cartons les entourent, Sébastien nous confirme qu’il s’agit du volume qui sera passé pour la production de décembre. Ça semble être la partie non-chalonnaise de la construction d’un baby: ils sont tous siglés « China». Les balles, elles aussi sont fabriquées ailleurs. Dans ce tour du propriétaire, on a omis de vous parler des billards. Belles pièces de bois assemblés et façonnés aussi à Crissey. Certains modèles proposent des designs aux lignes épurées, crossover entre deux entreprises locales, René Pierre et Tolix, le mobilier métal. Les billards peuvent être fabriqués sur mesure : essences, pièces de bois sur demande. La douloureuse monte à plus de 4.000 euros, mais ça ne semble pas freiner la production. En parlant de prix, Sébastien Menneveaux, en tant que responsable des grands comptes, est un peu dans le saint des saints. Il nous fait jurer-cracher qu’on ne donnera pas de noms mais, oui, quelques grandes entreprises de luxe français ont passé des commandes exceptionnelles. Imaginez un objet en cuir, en peau de croco, avec du bois spécifique et vous obtenez un billard à 100.000 euros et un baby-foot de très grand luxe à 64.000 euros pièce. On a oublié de lui demander mais la balle devait sûrement être en diamant ou en kryptonite, en tout cas dans une matière rare et chère.

On termine le tour du proprio là où on l’a commencé, dans le showroom du pays des merveilles. Sébastien se pose à son bureau. Coup de fil d’un client qui tente de gratter quelques euros sur une commande de billards et de baby-foot. Il revient à nous pour évoquer l’avenir. Lui le voit simple et limpide : encore plus de commandes de particuliers. Il répond encore à quelques questions mais nous, on a d’yeux que pour la mini borne d’arcade derrière lui. Elle est belle. Elle n’est pas grosse. Elle ne doit pas être chère. Elle tient dans le coffre de la voiture, c’est clair. Je peux la porter tout seul. 250 jeux dans sa mémoire. Interview. Je note ses réponses sur mon cahier. Un silence. Une ouverture : Et sinon, la borne là, derrière, c’est combien ? « 2000 euros ». Retour à la réalité. Bye Wonderland. Fin de partie. Boule noire. Game over. Fanny sous le bab’.

  • Martial Ratel, à Crissey (71) // Photos : Cédric de Montceau