Dans le cadre du Festival Libres Regards, Virginie Despentes a lu un texte de Louis Calaferte, Requiem des Innocents, accompagnée du groupe de rock Zëro, au Moloco à Audincourt.

Un texte autobiographique coup de poing sur l’enfance de l’auteur, qui a grandi dans l’équivalent d’un bidonville à Lyon, dans les années 30. Le genre de texte qui vient souffler sur la p’tite flamme de la révolte. Alors, forcément, on a parlé de luttes ; de Nuit Debout et, surtout, de féminisme.

Tu la sens comment l’ambiance de révolte en ce moment en France ?

Disons que je comprends qu’on soit debout la nuit. En ce moment, je pense beaucoup au livre de Naomi Klein, The Shock Doctrine. Elle développe la théorie du choc, de l’École de Chicago. En gros, et ça s’est passé par exemple à La Nouvelle Orléans après Katrina, quand un peuple est en état de choc après une catastrophe naturelle ou un attentat, c’est le bon moment pour faire passer tout un tas de lois ultra libérales. C’est exactement ce qui est en train de se passer en France à mon avis.

Là où c’est vraiment ignoble, c’est qu’on sait que les lois comme la loi Travail, elles n’aident même pas à créer de l’emploi. C’est juste bon à durcir les conditions de travail de ceux qui en ont un. Pour moi, c’est une déclaration de guerre de la part de la classe des extrêmement riches à tous les autres, les sans patrimoine. Et une vraie guerre. Ils savent ce qu’ils font. Une guerre qu’on est en train de perdre pour le moment. Mais bon, rien n’est joué j’imagine.

Bon, si c’est la guerre, c’est quoi nos armes ?

Sincèrement, Nuit Debout je trouve ça ultra positif. Déjà, ça force les médias à parler d’autre chose que de Marine Le Pen. Ça fait de l’air. Et puis, on peut avoir l’impression que les discussions, c’est du vent, mais en Espagne ça a vraiment changé les choses ! Quand Podemos est arrivé dans les mairies, ils avaient réfléchi à des choses très concrètes comme le fonctionnement des bus, de la Poste, etc. Ils s’étaient habitués à faire de la politique ensemble.

Je ne suis pas complètement pessimiste en fait. Peut-être que l’ultra-libéralisme et le fascisme ne s’établiront pas inéluctablement partout. Peut-être que ça sera plus complexe. J’aime bien le croire en tout cas.

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Tu es allée voir un peu ce qu’il se passait dans les groupes de discussions féministes à Nuit Debout ?

Non. J’en parle avec des amies qui y vont et je suis un peu ça sur Facebook mais je n’ai pas envie de m’y rendre. En France, ça fait dix ans que le débat féministe est figé sur le voile et la prostitution. Ça me soûle. Je sais ce que je pense, j’ai vraiment l’impression d’avoir eu accès aux arguments des deux parties. Bon, c’est pas intéressant d’aller se déchirer là-dessus. On pourrait parler d’autres choses. Et puis aussi, les amies qui y vont m’ont dit que les filles se faisaient beaucoup emmerder place de la République vers 2-3h du matin. Y a des mecs bourrés, des relous.

Même à Nuit Debout, on n’échappe pas au harcèlement de rue…

Oui, et d’ailleurs ça m’étonne que dans ce type d’événement, les mecs ne se réunissent pas entre eux pour se demander quoi faire par rapport à ça. C’est pas normal que les filles ne puissent pas se sentir en sécurité dans l’espace public. Et à mon sens, c’est aux mecs de réfléchir à leur propre attitude.

Pareil, pour l’affaire Baupin. Je lis beaucoup de trucs type « pourquoi les femmes n’ont-elles pas parlé avant ? ». Et c’est une bonne question. Mais il y en a une autre. Quand t’es un mec, tu dois te demander pourquoi ça arrive, et comment on fait pour arrêter ça. Surtout que tu n’es pas victime, tu n’es pas dans la sidération ou l’humiliation. C’est plus facile d’agir.

Et puis c’est quand même insupportable pour les filles de pas se sentir en sécurité en tant que filles. On supporterait pas que des gens tapent sur des Noirs ou des Juifs. Il y aurait une mobilisation générale. Nous, c’est comme un putain de destin. Les mecs sont lourds et on se démerde toutes seules avec ça.

On fait quoi pour lutter contre les relous ? On apprend à se battre ?

Je pense que l’attitude des mecs changerait, oui, si les filles étaient plus capables de créer la surprise. Bon après, ça peut vite aller dans l’escalade de la violence si on tranchait un membre à chaque main aux fesses. Et puis il y aurait beaucoup de filles en prison.

A mon sens, la vraie solution, c’est de continuer à propager ce qui a commencé dans les années 90 : abolir la frontière des genres. Une personne de sexe féminin n’a pas à ressembler à l’image qu’on a d’une fille, pareil pour les mecs. Ça réglerait beaucoup de choses. Mais je le redis, on devrait même pas se poser la question. Est-ce que tu demandes à un lapin comment il se défend face à un chasseur ? C’est au chasseur de se remettre en question, pas à la proie.

Et puis quand on essaye quand même, en tant que proie, de faire bouger les choses, faut surtout pas être trop radicale, sinon tu te fais engueuler. Je l’ai capté quand j’ai réalisé Baise-moi. Faut très bien manœuvrer, ne pas être trop violente, et surtout continuer à dire qu’on adore les hommes. Ce qu’on nous demande, c’est trop compliqué.

Y a des petits progrès quand même, non ?

Oui, grâce à Internet je crois. Ça a permis beaucoup de prises de conscience, parce que la parole circule librement, sans avoir besoin d’être validée par une rédaction en amont. Et il y a l’effet du nombre. On peut plus prétendre que c’est une meuf dans son coin qui invente des choses. Typiquement, le harcèlement de rue, c’est reconnu maintenant, des mecs commencent à comprendre quelque chose, réalisent ce que peuvent subir les filles.

Bon, et si les mecs s’emparent réellement du sujet, il se passe quoi ?

S’ils se posaient la question de leur rapport aux filles, de pourquoi est-ce qu’ils tolèrent certains comportements, ils se poseraient toutes les questions. Le viol, le fait de forcer l’autre et de lui arracher ce que tu veux sans son consentement, et jouir même de cette absence de consentement, c’est exactement ce qu’on vit dans le monde du travail et de l’argent. Cette grille-là, on peut la transposer sur tous les rapports de force.

Et réfléchir à leur putain d’idolâtrie de la violence aussi. Contre qui elle s’exerce, qu’est-ce qu’elle amène ? Et puis nous aussi on changerait. On serait différentes dans nos corps, dans nos façons de voir les choses. Et on parlerait d’autres choses que de comment on fait pour se défendre des mecs. Ça fait 2000 ans qu’on réfléchit à ça, ça serait bien de passer à autre chose.

Après, dans l’espace privé, c’est vraiment une chance de pouvoir sortir de l’hétérosexualité. C’est pas une solution pour tout le monde, mais sincèrement, c’est un vrai soulagement, au moins dans ta vie intime. Tu n’es pas constamment en train d’interroger ton rapport à la féminité ou quoi que ce soit. C’est plus facile.

T’as d’autres choses à nous conseiller ? Un truc à écouter ou à lire ?

Oui, La petite Femelle, de Philippe Jaenada. J’aime bien comme il écrit, qui il est, et le portrait qu’il fait de Pauline (NDLR : Dubuisson). C’est rare un mec qui parle d’une fille comme si c’était une personne normale, pas comme s’il y avait une fine membrane entre lui et elle. En plus, tu rigoles.

Et il faut absolument écouter Schlaasss. C’est un groupe punk-hip-hop de Saint-Étienne, une meuf et un mec. Les morceaux sont géniaux, les clips sont géniaux, les lives sont géniaux. Faut écouter « Salope ».

Sinon là on est à Audincourt. T’aimes bien ?

Alors je connais pas du tout la région de Belfort Montbéliard… Par contre, je connais bien Besançon. C’est là que j’ai écrit Baise-moi, mon premier roman. C’est toujours aussi bien ?

– Géraldine Vernerey
Photos (c) Célestin Soum