Vous les avez forcément remarqués, ces bonhommes verts, turquoises ou orangés. Ils ont assiégé les centres-villes, dont celui de Dijon depuis 2017, afin de vous livrer toutes sortes de ripailles à domicile. Mais qu’est-ce qui poussent les petits jeunes à faire un boulot aussi précaire ?

Vous êtes désormais tous au fait du développement de ces nouvelles start-up qui ont retourné notre quotidien. Airbnb et Uber en tête, les deux sociétés américaines qui ont littéralement révolutionné notre façon de consommer, notamment via des applications directement implantées à la terminaison de nos doigts, vous savez nos smartphones « greffés » dont nous ne pouvons plus nous passer. Ces applications, sans contraintes pour l’utilisateur, ne sont toutefois pas sans contraintes pour « l’employé » qui n’en est pas vraiment un. Ce statut bâtard a déjà été décrié et a donné lieu à de nombreuses bastons digne d’un combat de catch WWF entre les chauffeurs VTC (Uber en tête) et les taxis parisiens. L’État, peu enclin de prime abord à intervenir dans ces bisbilles, a bien été obligé de légiférer pour réguler ce bazar. Cependant, rien ne laisse à penser que l’État interviendra dans un secteur de livraison à vélo où la concurrence n’existait pas vraiment avant, à moins que d’autres perturbateurs endocriniens (sécurité et code du travail) ne viennent squatter la fête…

Mais comment ça marche ?

Pour devenir livreur, rien de plus facile, il faut juste être majeur et auto-entrepreneur. Ce sont les conditions sine qua non pour intégrer une flotte de la ‘foodtech’ (pour food technology). À Dijon, on compte ces entreprises sur les doigts d’une tortue ninja : Fetch, Deliveroo et Uber Eats. En France et dans le monde, des dizaines d’autres compagnies se taillent la part du lion : Foodora, Just Eat, Allo Resto, Take it Easy, Stuart, Popchef, j’en passe et des meilleurs. En ce qui concerne le matériel, il faut bien sûr avoir un smartphone (tout se fait via l’application) et un vélo. Ceci dit, la propriété du vélo n’est pas vraiment précisée, c’est d’ailleurs pour cela que l’on voit énormément de livreurs faire des courses dans la capitale des Ducs avec des vélos partagés de type DiviaVélo ou DiviaVélodi. Cela va sans dire que le ratio performance / poids-d’un-âne-mort-du-biclou s’en voit altéré, mais bon, vous savez ce que l’on dit : quand on est à la dèche, on n’est pas regardant. Uber Eats, les plus curieux sur le papier, ajoute deux prérogatives supplémentaires : avoir un casier judiciaire vierge et avoir une carte d’identité européenne. Comme disait l’autre : « nique sa mère la réinsertion ». Des applications ont vu le jour pour simplifier la tâche de tous les allergiques de l’administratif. On peut devenir coursier à vélo slash micro-entrepreneur en 5 minutes montre en main. Pour info, vous avez le droit de faire un chiffre d’affaires de 70.000€ par an grâce à ce statut, ce qui représente un bon paquet de coups de pédales. Ah, et vous vous ferez taxer à 22% pour cette activité ludo-sportive. Vous n’alliez tout de même pas croire que Uber & Cie allaient payer vos charges, voyons !

Your shift is gonna come.

Comme disait Papy Mougeot : « Il n’y a pas mieux que de mettre les mains dans le cambouis pour y voir plus clair ». Du coup, j’enfourche ma bécane un dimanche aux alentours de 20h30 afin de me faire un shift avec Guillaume qui est coursier depuis les débuts de la livraison à vélo à Dijon, à savoir mai 2017. On se rejoint place du Théâtre, il a son cube Uber Eats sur le dos. C’est un peu le coup de bourre, il a même reçu un mail de la boîte américaine lui indiquant que les gens sont rentrés de vacances et qu’il va y avoir du boulot ! Guillaume, c’est un étudiant-rider, il a un fixie qui pèse rien et a l’habitude de faire du vélo. Il a tout de suite été séduit par le fait d’allier l’utile à l’agréable. D’abord avec Fetch, il a ensuite quitté la start-up française à cause des problèmes de gestion. « Fetch, c’était cool, plus convivial, on avait un super esprit d’équipe, ça m’a fait chier de partir mais l’organisation, c’était pas toujours ça. Avec l’informatique, parfois on attendait une heure dans un restaurant… ». Guillaume avait la bougeotte, besoin de changer d’air, surtout que l’avantage principal d’Uber Eats, c’est la liberté. « Pas besoin de s’inscrire sur un planning la semaine d’avant comme sur Fetch, Deliveroo ou les autres. Avec Uber Eats, tu ‘shiftes’ quand tu veux. Alors bien sûr, il y a plus de concurrence et tu peux attendre une course plus longtemps, mais c’est quand même plus pratique ».

1000 Bornes.

Guillaume reçoit d’ailleurs une notification sur l’appli pour une première course, ça fait environ 3 minutes que l’on s’est activé sur l’appli. Je vous le donne en mille, c’est du McDo, « comme la plupart des livraisons avec Uber Eats ». Même si une cinquantaine de restos sont disponibles sur l’appli, la junkfood est largement majoritaire. Direction donc McDonald’s, rue de la Liberté au cœur de ville dijonnais, là où tous les livreurs zonent pour choper la commande (l’algorithme de l’appli trouve les livreurs les plus près du restaurant). Sauf que cette recrudescence de livreurs qui attendent devant le McDo comme des vautours, ça fait mauvais genre. Guillaume me confie que certains restaurateurs méprisent ouvertement les livreurs, en les faisant attendre dehors, « même en plein hiver ». Un truc assez incompréhensible quand on sait que les mecs font gagner du pognon aux restos (en moyenne 20% du CA en 2017 selon Uber Eats). En attendant, on a récupéré notre colis dans cette jungle de livreurs. En le notifiant à l’appli, cette dernière nous donne la direction à suivre, cela évite de refuser des courses potentiellement trop loin du resto, pas cons les mecs ! Direction place de la Rép’, à quelques encablures du centre-ville. C’est la ride, l’aventure, l’adrénaline, sauf que je crève mon pneu à 40 mètres du départ… Failodrome. Je laisse partir Guillaume pour ne pas lui faire perdre du bif.

Uber Bonnisseur de La Bath.

On se retrouvera plus tard au point de départ, place du Théâtre où il me prêtera un vélo de rechange pour la suite. En l’attendant, je me rends compte que la place est blindée de livreurs en tout genre. En un an à peine, le marché a explosé à Dijon et dans toute la France. Alex, livreur à Lyon pendant 3 ans, m’a lui aussi parlé de son activité. « Au début c’était cool, je me suis fait plein de potes, on s’entendait bien avec les restaurateurs, et on gagnait super bien notre vie mais j’ai l’impression que le service s’est dégradé ». Guillaume me le confirme : « On voit de plus en plus de gars à l’arrache avec des vélos tout pourris, ils se comportent mal, ils font ça juste pour la maille ». Fuckin lovin’ it.

C’est reparti. Cette fois-ci on bouge près des facs, pour un McDo, again ! Moi qui ai la dalle comme si je sortais de taule, je vais livrer des burgers toute la soirée… Pas le temps de s’apitoyer, on doit livrer place du 30 octobre, à environ 7 minutes à vélo du resto. La livraison se fait sans accroc, et c’est là qu’on voit qu’on n’a absolument aucun contact avec le client. L’échange se résume par un « bonjour, bon appétit ». Guillaume nous l’avoue, c’est ce côté-là qui le saoule chez Uber Eats. « Tu rencontres jamais personne, pas d’entretien d’embauche, pas de city manager, les livreurs ne se calculent pas entre eux, et même pas d’échange avec le client ». D’ailleurs, ces derniers ne prennent même plus le temps de noter les livreurs. « Le truc est vite devenu banal, les gens s’en fichent du moment qu’ils reçoivent leur plat dans un délai raisonnable ». Alex, notre livreur à Lyon, ajoute : « Je ne sais pas si les gens n’ont plus le temps ou s’ils sont devenus trop fainéants, entre Amazon et ses livraisons en un jour et ça, tout va super vite ».

Make money, money, money.

On arrête de rider pour discuter un peu, Guillaume a bossé une heure, on a fait deux courses et il a gagné à peu près 10 balles. Pas terrible, mais il faut dire que je n’ai pas été d’une aide particulièrement précieuse. Quand il est solo, Guillaume gagne entre 120 et 150 euros par semaine: « je bosse une ou deux fois par semaine et surtout le week-end, c’est plutôt cool en extra en tant qu’étudiant. Je ne pense pas me faire avoir en faisant livreur ». Même constat pour Alex qui en a fait son taf principal pendant près d’un an pour Foodora à Lyon. « Je faisais deux shifts par jour de 11h à 14h et de 18h à 22h30, 6 jours sur 7 ce qui me permettait de me dégager un chiffre d’affaires brut de 3.000 euros pour 200 heures de taf ». Bien sûr, restent les charges à payer soi-même, le vélo à entretenir, l’assurance à payer, la mutuelle… « Avec Foodora, ce qui était cool, c’est qu’il n’y avait pas de langue de bois, ils nous ont prévenus pour les pépins en cas d’accident, pour les arrêts de travail, du coup on a souscrit des trucs à côté pour se protéger. À mon avis Uber Eats s’en fiche pas mal ».

Mon deuxième prénom, c’est Danger.

On l’a tous constaté, le coursier à vélo est une véritable machine à ulcères pour n’importe quel moniteur d’auto-école. Feu rouge, stop, contre-sens, tout y passe. Une source de danger pour les autres usagers de la route, cependant, une fois encore, les entreprises de la foodtech ont pensé à tout : une responsabilité civile pour les coursiers, bim ! Si un tiers est blessé dans le cadre d’une course, il est protégé, magique ! Et le coursier ? Ah non, lui il prend tout plein fruit… Désolé. Alex me le confie par téléphone : « Des accrochages et autres petits accidents, j’en avais deux ou trois par semaine, plus tu shiftes, plus tu as de risques ». En plus de ces accrochages, on le sait, les automobilistes ne sont pas tendres avec les cyclistes. Guillaume m’a raconté qu’il s’était même fait agresser par des mecs boulevard Clémenceau à Dijon. « Il y avait deux mecs qui s’excitaient en voiture derrière moi car je roulais pas assez vite. Le chauffeur est descendu de sa voiture et m’a bousculé, je l’ai repoussé et son pote est sorti avec une barre de fer. J’ai détalé. Depuis, j’ai une bombe lacrymo sur moi, au cas où, mais c’est plus histoire de me rassurer ». Boys in the hood, qu’on te dit ! Bon, tout n’est pas tout noir pour Guillaume qui me confie tout de même qu’il a rencontré sa copine en faisant des livraisons. « Elle était livreuse chez Uber Eats et elle nous a rejoint chez Fetch, ça fait plus de 6 mois que l’on est ensemble maintenant, on fait même des shifts ensemble parfois », Uber Eats mieux que Tinder !

After the Goldrush.

Les lions se partagent un marché hyper concurrentiel avec un principe de fonctionnement plutôt similaire. Cependant, ces derniers temps, ce marché semble évoluer plus rapidement, avec notamment la disparition de certaines forces en puissance. Fetch, qui était un des pionniers du centre-ville, a aujourd’hui disparu de Dijon pour se concentrer sur ses villes-phares de Lorraine. Foodora, leader allemand, quitte quant à lui la France pour se resserrer sur son pays. Les entreprises repensent leur implantation géographique rapidement ; en même temps pas besoin de faire de plans sociaux quand on n’a pas de salariés. Si on pousse la réflexion un peu plus loin, on peut voir également un balai étrange de chaises musicales qui pourrait ressembler à un partage de territoires à l’amiable (ce qui, en vue d’occuper un monopole sur un lieu donné, est interdit). En marge de cette redistribution sur l’échiquier, ne vous étonnez pas de voir arriver d’ici quelques semaines de nouvelles plateformes telles que Stuart, avec des livreurs comme Guillaume, qui vient de rencontrer un city manager à Dijon pour livrer via cette jeune plateforme. « Je vais retrouver un boulot de livreur avec de la nourriture, mais aussi des courses Monoprix, ou encore des chaussures qui reviendraient de chez le cordonnier. Ce qui est cool, c’est que cette société a l’air bien plus sérieuse qu’Uber Eats, j’en ai marre de rider pour eux de toute façon ».

Une prise de conscience pour combien de nouvelles recrues chaque jour ? Le futur, que nous réserve-t-il ?

Les entreprises de ce secteur, malgré une croissance très rapide, ont du mal à tirer un profit de ce business, et sont obligées de se restructurer. Cependant sur le plan social, pas grand chose de nouveau sous le soleil, à part l’accroissement du nombre de livreurs prêts à se précariser pour gagner (plus). Les Youtubeurs, qui représentent une source d’influence importante pour les ados et jeunes adultes, encensent cette nouvelle profession indépendante. Selon Harry JMG, Youtubeur loquace sur ce sujet, « quand t’es coursier à vélo tu es ton propre boss et pas un esclave comme à McDo ». Cette tendance chez les jeunes, être indépendant et faire du bif, ne devrait malheureusement pas changer avant un bout de temps, même si c’est l’arbre qui cache la forêt. Comment alors tirer la sonnette d’alarme et prévenir les livreurs que les acquis sociaux et le droit du travail qui nous protègent sont bafoués par ces compagnies ? Que leur futur en terme de couverture sociale, de stabilité de l’emploi et de qualité de vie est mise en danger par ce genre de business, si anodin de prime abord. Surtout que de plus en plus de plateformes similaires se développent. Aujourd’hui, on peut avoir un taxi ou un livreur, mais demain on pourra avoir un photographe, un graphiste, un juriste, une femme de ménage et j’en passe (des applications existent déjà, notamment aux Etats-Unis). Des mercenaires capables de vous remplacer à moindre coût. Guillaume me l’a même confié : « On est un peu des robots à qui on envoie des informations ». Terminatacos.

Des coursiers à vélo ont récemment essayé de taper fort en faisant grève pendant les phases finales de la Coupe du monde, période rêvée pour exploser son chiffre d’affaires. Malgré un impact médiatique certain, cela ne change rien pour les boîtes de la foodtech : les livreurs ne sont pas salariés donc d’autres livreurs, ne se sentant pas concernés par le sujet, ont remplacé les grévistes sur ces shifts juteux. Ce sera donc sûrement à nous, consommateurs, de mettre le holà à ce genre de services, de se lever à nouveau, tant bien que mal, les dimanches avec notre gueule de bois, et de faire notre marche de la honte jusqu’au fast food ou kebab du coin, plutôt que de s’en remettre aux esclaves d’aujourd’hui en se disant que « c’est pas bien grave, ça fait taffer les p’tits jeunes ». À bon entendeur.

  • Frank Le Tank

Photos : Calamity Jane