Dans tout le tumulte du festival Théâtre en mai du TDB jusqu’au 1er juin à Dijon, Sans faire de bruit de la Cie Nachepa embarque le spectateur au cœur de la famille de la comédienne et metteuse en scène Louve Reiniche-Larroche, dont la mère psychanalyste a subitement perdu l’ouïe. Une histoire visuelle et auditive dans laquelle (presque) tous les personnages sont interprétés en playback par la comédienne dans un seul en scène. On a discuté avec Louve Reiniche-Larroche et la metteuse en scène Tal Reuveny avant leurs représentations du 29, 30 et 31 mai au Théâtre des Feuillants à Dijon. Lever de rideau.
Sans faire de bruit est tirée de ton histoire personnelle dans laquelle ta mère psychanalyste a subitement perdu l’ouïe. Pourquoi en avoir fait une pièce ?
Louve Reiniche-Larroche : Quand c’est arrivé, on a parlé avec ma mère du fait qu’il fallait transformer cet événement, qu’il fallait sublimer cette chose-là. Et on a beaucoup dit la phrase « il faudra qu’on en fasse quelque chose ». J’ai donc noté plein de choses pendant cette période-là, avant de finir par interviewer ma famille un an après. Je ne savais pas exactement ce que j’allais faire de toute cette matière-là. On s’est ensuite rencontrées avec Tal, et on s’est dit que la contrainte de prendre des interviews comme matière principale et unique du spectacle était très intéressante. Parler de l’absence de son avec le son, ça faisait sens.
Tal Reuveny : J’ai eu le désir d’essayer, parce que l’idée de base était quelque chose qu’on n’avait jamais vu avant. Assez vite, on a compris qu’il y avait un truc à creuser. Il y a eu énormément d’allers-retours entre l’écriture et les résultats sonores. Puis il y a eu l’interview avec la mère de Louve qui n’existait pas au départ.

La présence de la mère de Louve dans le spectacle n’était pas quelque chose de prévu ?
Louve : Non, on était d’abord parties sur l’idée que ce ne seraient que les témoignages d’autour qui définiraient l’histoire.
Tal : Au fur et à mesure, on a compris que sa voix manquait énormément dans le spectacle. On a voulu faire entendre son expérience directe avec ses mots. C’est d’ailleurs la seule personne que Louve n’incarne pas dans le spectacle.
Louve : Aucun de nous n’a vécu le traumatisme qu’elle a vécu. À part écouter son témoignage, on ne peut pas se mettre à sa place.
« Il y a un moment où la mère de Louve dit « J’ai perdu les voix de mes proches ». C’est un truc terrifiant, c’est comme voir une part d’humanité disparaître chez les gens que tu connais. »
Qu’est-ce que vous vouliez montrer avec cette série d’enregistrements, c’est la vision du drame de chacun des proches ?
Tal : Dans notre société, on porte généralement notre attention sur la personne concernée par le handicap. On a voulu mettre la lumière sur le cercle familial et les gens qui la soutiennent. Il nous paraissait important d’entendre leurs voix par rapport à ce sujet. On a souvent des témoignages à la sortie du spectacle de gens chez qui ça fait écho.
Louve : On part d’une histoire très intime qui devient universelle avec un archétype des différents personnages qu’on peut retrouver dans une famille. Personne ne l’a perçu de la même manière et ne regarde ma mère du même œil. Il y en a pour qui ça a été douloureux et chez qui ça a provoqué de la colère, chez d’autres de la compassion… Chacun vit la situation à sa manière.
Il y avait quand même une envie d’évoquer le sujet de la surdité ?
Louve : Il y a les deux. C’est pour ça que l’interview de ma mère est arrivée comme une nécessité. On tournait autour du sujet, mais il était important d’avoir son point de vue et son témoignage de ce que c’est de perdre un sens qu’on avait pendant 60 ans, du jour au lendemain. Ça induit des choses dans ses liens sociaux : les personnalités de chacun sont impactées à ses yeux, du fait qu’elle n’a plus le son de leurs voix et de leurs rires. C’est aussi pour cela qu’on a mis l’accent sur la spécificité vocale de chaque personnage. Finalement, c’est là-dedans que se niche leur trait le plus intime, et c’est ce qu’elle a perdu.

Tous ces enregistrements se manifestent dans une mise en scène assez originale. Son frère, son grand-père et même sa petite nièce de quatre ans… Louve joue chaque membre de sa famille en playback dans un seul en scène.
Tal : Oui, on joue avec la vraie voix de son entourage, cela est mis en valeur pour évoquer l’absence. Il y a un moment où la mère de Louve dit « J’ai perdu les voix de mes proches ». C’est un truc terrifiant, c’est comme voir une part d’humanité disparaître chez les gens que tu connais.
Louve : C’est un peu ma manière de raconter mon point de vue, mais au travers des autres et de tous les choix artistiques qu’on a fait et les questions que j’ai choisi de poser. L’interview de ma mère nous a donné beaucoup de matière aussi pour la création sonore et pour essayer de représenter les sons métalliques auxquels elle s’est retrouvée confrontée, cette sensation de perte, les acouphènes…
Il y a eu un travail particulier dans la reproduction des mimiques et du non-verbal ?
Louve : Non, c’est un travail corporel très organique qu’on a fait en laboratoire sur la matière sonore.
Tal : L’idée était vraiment d’inventer ce que leurs voix provoquent comme corporéité. Je n’ai pas rencontré les membres de la famille de Louve avant le spectacle, je n’ai pas regardé de vidéos ni de photos. On a essayé de se baser uniquement sur le son.
Louve : Après, j’ai peut-être piqué deux, trois petites mimiques, c’est de l’inspiration (rire).
Aborder la surdité de ta mère aussi frontalement a pu avoir un effet de catharsis ?
Louve : Ça l’a été, c’est certain. Et je pense que ça l’a également été pour ma mère. Ça m’a permis de me sentir un peu sculptrice de cette histoire que j’avais subie aussi, en écho. Donc reprendre la main dessus et pouvoir la malaxer, la transformer en quelque chose de beau, ça fait du bien.
Sans faire de bruit est à retrouver au Théâtre des Feuillants les 29, 30 et 31 mai dans le cadre du festival Théâtre en mai à Dijon. Plus d’informations et réservations ici.
Texte et propos recueillis : Killian Cestari // Photo de couverture : Fred Mauviel