La grosse suprise du dernier festival GéNéRiQ, c’était bien évidemment la venue des mythiques Underground Resistance. Le label, qui est aussi un collectif de producteurs et de dj’s tous originaires de Détroit (Mike Banks, Jeff Mills et Robert Hood pour les plus connus), a véritablement façonné l’histoire de la techno dans les années 90 aux Etats-Unis. Ambassadeurs d’une esthétique avant-gardiste du son techno où tout est joué live sur des machines, ils transforment leur musique en véritable outil de « propagande » permettant de diffuser leur discours militant.

Après avoir assistés en début de soirée à leur brillant -et pourtant très sombre- live au Consortium, nous les avons sagement attendus dans le hall de leur hôtel avec les collègues de Radio Dijon Campus, jusqu’à 2h du mat’. C’est Milton Baldwin, aka Dj Skurge, qui finit par nous rejoindre pour discuter, entre autres, des enjeux chers à UR, de la place de la techno aux USA ou bien encore de ses audacieux nouveaux projets.

ENGLISH VERSION

Comment ça s’est passé ce soir ? Vous êtes satisfaits ?
Le show était super, même si on a rencontré quelques problèmes techniques à notre arrivée. (ndlr : L’un des synthé n’ayant pas été trouvé, il a été remplacé par un modèle plus récent) On est ravis qu’il y ait eu tant de monde. Et puis ça fait quelques temps qu’on n’avait pas joué un live en entier ; le public était très réceptif et ça c’est très gratifiant pour nous.

Underground Resistance, identité musicale, graphique, et beaucoup de choses… mais d’abord avant tout il y a Détroit. Es-tu natif de Détroit ?
Oui je suis né à Détroit, j’ai grandi ici et je vis encore ici, depuis trente et quelques années. C’est pour ça que je suis à ce point enraciné dans la culture de Détroit, toute ma famille est ici et je ne suis pas prêt de partir.

On peut dire que tu fais partie de la deuxième vague d’artistes d’UR… Est-ce que quand tu étais un kid de Détroit, t’as grandi avec le son des gens avec qui tu travailles aujourd’hui ?
Déjà, je ne me considère pas comme étant de la seconde vague d’UR, il y a eu plein de mecs avant moi. Je pense notamment à Suburban Knight, Marc Floyd, Agent Chaos ou Rolando. Ensuite, mon premier vinyle d’UR c’était « Final Frontier », mais je ne suis pas tombé dessus avant 1996, soit 4 ans après sa sortie. J’ai commencé à mixer au début des années 90 et je passais alors le plus clair de mon temps à acheter des vinyles. J’allais au Record Time, un shop plutôt connu à Détroit ou Mike Huckaby bossait. J’achetais essentiellement de l’électro, du booty et je jouais pratiquement pas de techno. Comme Mike – et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles on s’entend si bien – je jouais de la guitare. Même si j’étais dj, j’avais pas de platines. Par contre j’avais une guitare, donc j’allais jouer dans des groupes de rock, de soul.

En 1996, je suis tombé sur ce mec qui connaissait l’endroit où se trouvait le shop de Submerge. Et à l’époque, c’était un véritable donjon ; tu pouvais pas rentrer si tu connaissais pas quelqu’un et que tu n’avais pas un mot de passe. Un jour il m’a emmené avec lui et c’est là que j’ai acheté « Final Frontier », mon premier Drexciya, certains morceaux du label Direct Beat. Alors certes je suis arrivé tard dans le monde de la techno mais une fois que j’ai commencé à en écouter, je me suis tout de suite identifié au son. Après quelques années à traîner là bas, je me suis dit qu’un jour je ferais partie du crew. Alors j’ai continué à bosser, j’ai acheté des machines, j’ai commencé à produire des morceaux. J’avais pris l’habitude de les emmener à Mike qui me donnait son avis, jusqu’au jour où il a vraiment aimé mon travail. La suite fait partie de l’histoire, j’imagine.

Tu fais des dj set mais tu es aussi musicien, tu nous as dit que tu faisais de la guitare et on t’a vu utiliser un synthé sur scène tout à l’heure… C’est parce que tu es multi-instrumentiste et que tu partages cette sensibilité que tu fais partie de cette aventure Interstellar Fugitives ?
Pour moi, cette connexion va bien au delà du simple fait d’être musicien. Le premier lien, c’est d’abord qu’on soit tous de Détroit. Je sais que ça sonne un peu cliché de dire ça mais c’est avant tout cette capacité de pouvoir partager avec quelqu’un de manière intime. On rigole beaucoup ensemble, on se raconte des blagues que seules certaines personnes peuvent comprendre… En arrivant ici ce soir, on se marrait en se remémorant des choses qui se sont passées dans la cour d’école. Mad Mike et moi avons grandi dans le même quartier, et bien qu’il soit un peu plus âgé que moi, on se retrouve toujours autour d’histoires communes.

Au niveau de la musique, je ne jouais pas de synthé avant de rejoindre le groupe ; Mike m’a montré pas mal de choses. Il y aussi ce nouveau mec, Jon Dixon, qui se débrouille très bien avec un synthétiseur donc on échange pas mal entre nous. Mais la connexion première, essentielle, s’établit avant tout d’un point de vue personnel.

UR, c’est évidemment un label mais c’est bien plus que ça. Qu’est-ce qui est le plus important pour vous : la musique ou les actions sociales, la démarche politique autour de votre ville, vos quartiers, la communauté ?
Aussi bien la musique que les démarches sociales et politiques, tout est intrinsèquement lié. Beaucoup de révolutions vont de pair avec la naissance de nouvelles scènes musicales. Il faut toujours qu’il y ait une sorte d’entité, une nouvelle forme d’expression qui puisse lier les gens entres eux. Pour moi la musique est une forme très simple de communion. Certains messages sont explicites, d’autres beaucoup moins, voire même codés. Et c’est une chose que nous aimons bien faire : donner aux gens la possibilité de réfléchir. Très souvent la musique actuelle n’amène aucune réflexion ; la priorité étant de sortir un tube et de faire de l’argent.

Parce que si tu reviens aux origines de la musique africaine par exemple, tu te rends compte que celle-ci servait avant tout à raconter des histoires, qui étaient ensuite racontées aux générations suivantes. A notre époque, quand tu sors un vinyle, tu retrouves un peu ce côté intemporel, c’est un peu comme une machine à voyager dans le temps. On utilise souvent le terme de « mine » pour exprimer cette idée d’implanter quelque chose ; alors peut être que personne n’y fera attention demain, mais dans quelque temps, quelque part, ce sera découvert par une toute nouvelle génération de personnes.

« L’important c’est d’aller au delà de la musique »

Je vais prendre comme exemple les médias sociaux, puisque c’est la nouvelle forme de communication. On a créé une chaîne YouTube (UR313) sur laquelle on met en ligne pas mal de vidéos et certaines d’entre elles contiennent des messages codés. Hier on parlait de « Final Frontier » avec Mike justement. Quand ce vinyle est sorti, parce que ça s’appelait ainsi, beaucoup de gens ont commencé à évoquer Star Trek, ce qui n’est pas si dérangeant finalement, puisque tout est espace ! Mais le vrai message sur ce morceau, celui qui était cher à Mike et Jeff, c’était en fait la frontière qui existe dans la tête de chacun. Ils faisaient référence ici à l’éducation. Alors il y aura toujours des gens pour prendre le titre au pied de la lettre mais en même temps c’est important de laisser chacun se faire son propre avis, sa propre interprétation. Rien ne t’empêche de revenir plus tard pour expliquer le sens réel du message.

On vous voit un peu comme les Public Enemy de la techno : la communauté, l’afro centrisme, la ville de Détroit plus précisément. Mais ce soir il n’y avait que des p’tits blancs comme nous et en Europe votre musique est principalement diffusée dans des clubs, des free party, et touche finalement d’autres gens que votre communauté. Quand vous avez découvert ça, vous vous êtes dits « cool, notre message est compris ailleurs », ou plutôt « ah mince, il y a une connexion qui ne fonctionne pas ».
Pour ce qui est de l’impact hors de notre communauté, je te répondrais que c’est justement là tout l’intérêt. L’Homme est global, il n’habite pas juste à Détroit. Quant au message et à la musique, je pense que le degré d’investissement est propre à chaque individu. On en attend tous quelque chose de différent. Tu sais, parfois les gens veulent juste un espresso ; ils le boivent et en ressentent presque instantanément l’effet. D’autres préféreront prendre le temps de boire un thé. Avec la musique c’est pareil : tu en retires ce que tu t’es toi même prédisposé mentalement à accepter. Alors oui forcément on apprécie d’autant plus ceux qui prenent leur temps d’appréhender la musique, qui vont au delà, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour ceux qui viennent juste histoire de danser sur de la bonne musique. Il y a de la place pour tout ce petit monde. Notre vision des choses s’est formée autour du cas particulier de Détroit. Il existe une multitude d’artistes et de producteurs dans d’autres villes qui ont eux aussi, leur propre manière de voir les choses. L’important, c’est d’aller au delà de la musique, c’est incroyable ce qu’elle peut t’apporter lorsque tu creuses un peu.

Tu as sorti un morceau cette année sur Soul Aid, il est téléchargeable gratuitement avec un système de dons pour les victimes du tremblement de terre au Japon. Est-ce que cela s’inscrit dans ta démarche avec UR ?
Non, c’est pas lié directement à UR. On a des amis proches qui vivent au Japon et à cause des diverses catastrophes, l’une de nos amie, Uko, a monté ce projet « Soul Aid » afin de réunir des fonds pour les victimes. Ce projet réunit plein d’artistes et on était tous d’accord pour leur soumettre un morceau, histoire de les aider à notre manière. Le projet a plutôt bien marché.

Au niveau des actions d’Underground Resistance en 2011, qu’est-ce qui a le plus d’importance : le combat contre les médias de masse, la désinformation, la musique un peu variet’ ou est-ce que c’est encore et toujours la question de la crise, du travail… ?
Au niveau du travail, ce n’est plus seulement un problème propre à Détroit, c’est devenu global, je pense aux sit-ins aux Etats-Unis, aux événements de Wall Street…
D’autres générations avant nous ont connu ces mêmes problèmes, on a notre propre bataille à mener ici. La ville a durement été touchée à cause du déclin de l’industrie automobile. Quand toute une métropole s’est construite autour d’un seul secteur, et que celui-ci s’écroule, les conséquences sont forcément catastrophiques pour les communautés qui se retrouvent sans travail. Le problème, c’est qu’autrefois il était facile d’être embauché à la sortie du lycée et de faire pas mal d’argent dans une usine sans avoir eu besoin d’une éducation supérieure. Pour les mecs qui ont fait ça pendant vingt ou trente ans, il était presque inconcevable pour ces pères de famille de reprendre les études à 50 ans, voire même carrément impossible par manque de temps et de moyens.

La musique est une bonne échappatoire face aux difficultés du quotidien. Certains prennent des drogues, d’autres boivent ; j’imagine qu’on a tous un vice, mais la musique apporte une délivrance spirituelle. Parfois, des morceaux qui ont été composée il y a vingt ans prennent tout leur sens dans des événements actuels, et je parle pas seulement d’UR et de la techno. Peu importe si les gens ici ne savent pas qui sont Jeff Mills et Mike Banks, certains de leurs morceaux ont du poids parmi différents courants musicaux de Détroit.
Pour l’instant, le seul endroit dédié à la techno est un musée, je crois que c’est le premier au monde. Une dizaine d’années en arrière, on a eu une exposition spéciale au sein du muséum d’histoire de Détroit et même si elle n’était pas permanente, c’était quand même un bon début. Il y aussi un magasin de vinyles qui passe pas mal de musique techno et qui permet d’éduquer les gens sur les origines du style et les nouvelles orientations prises. On investit d’autres genres aussi comme le hip-hop avec Nick Speed qui vient de sortir un EP sur UR et qui va en sortir d’autres très prochainement. C’est aussi un grand tournant pour nous : on est bien plus centrés sur le hip-hop qu’il y a vingt ans en arrière, même si on reste forcément toujours fidèles à notre façon de faire.

Est-ce que tu penses que la techno aura un jour la place qu’elle mérite aux États-Unis et arrivera au niveau du hip-hop et du rock ?  
Si ça avait dû se passer, ça serait arrivé dès le début du mouvement. La façon dont les gens percevaient ce style, c’était seulement viable dans les clubs et à l’époque de la fin de la disco, les Américains étaient juste fatigués de tout ce qui se rapportaient à la danse. Pour moi le hip-hop c’est un peu le nouveau rock’n’roll. Tout au début du rock, c’était un style presque tabou, subversif, le hip-hop a été perçu de la même manière. Malheureusement pour nous, le hip-hop et la techno se sont développés au cours de la même décennie et le hip-hop a remporté la mise. Le fait qu’il y ait des voix et des paroles facilite la transmission d’un message, au contraire de la techno qui était alors juste instrumentale.

Ça va décoller alors la techno ?
Personnellement, je ne pense pas que ça décollera un jour pour la techno. Il suffit de regarder la programmation de Clear Channel qui possède la quasi totalité des radios américaines ; si ces personnes pensaient que ce genre était viable, ils l’auraient investi il y a des années. Cela fait quinze ans qu’il n’y a plus de radio à Détroit qui passe essentiellement de la techno. L’une des dernières émissions locales où tu pouvais écouter des mixes vient d’être racheter donc ça n’existe plus non plus. Je reste cependant persuadé que les bonnes choses ne sont pas les plus simples à mettre en place. (rires)

« Avoir un seul label est insuffisant pour être compétitif, et s’il doit y avoir une résurgence de la scène de Détroit, ça prendra bien plus qu’une seule entité pour y arriver »

Les premiers projets hip-hop sont géniaux. Faisant partie de l’ancienne école, je préfère forcément les vieilles productions. J’ai l’impression que c’est bien plus facile maintenant ; t’as pas besoin de bosser le truc autant, tant que tu as une bonne machine en place derrière pour gérer la promotion, l’image… Pour ce qui est de la techno, je pense que les premières productions étaient trop futuristes pour les années 80, je sais même pas si on a encore atteint la meilleure époque. Tu sais, c’est quand tu as de la merde sous les yeux que tu réagis enfin. Certains artistes ne connaissent la gloire qu’une fois morts et enterrés.

Tu vas sortir quelque chose l’année prochaine, peux-tu nous en dire un peu plus ?
Il s’agit d’un nouvel EP qui devrait sortir en janvier et on retrouve Juan Atkins sur la face A. Je vais aussi faire quelques dates pour promouvoir ces nouvelles productions. Ça marche bien pour Submerge en ce moment : Mark Flash, Dj Dex et Timeline ont chacun sorti un EP. Il se passe vraiment beaucoup de choses au sein du label et après tout, je ne suis qu’un soldat de plus sur le champ de bataille. Tout le monde a sa patte et sa personnalité au sein du groupe : je représente plus la branche grime et électro même si j’aime toujours autant la techno. Mais effectivement j’aimerais me tourner d’avantage vers des productions de breaks et d’électro. On a déjà évoqué l’idée de créer un nouveau label, on est même plusieurs à envisager cela.

Et UR ?
UR, c’est une aventure incroyable qui se poursuit encore et toujours mais nous sommes conscients des limites d’un seul label. C’est insuffisant pour être compétitif et s’il doit y avoir une résurgence de la scène de Détroit, ça prendra bien plus qu’une seule entité pour y arriver. Il va nous falloir plein de bras, de cerveaux, plein de nouveaux Jeff Mills et Robert Hood pour que le son perdure. Cette année je vais donc probablement monter mon propre label et Dex aussi.

T’en as parlé avec Mad Mike ?
Bien sûr, ça fait pas mal de temps que c’est dans les tuyaux. Mais avant toute chose il fallait remettre Submerge sur pieds, ce qui est maintenant chose faite grâce à toutes les nouvelles sorties ; l’usine tourne de nouveau à plein régime. Notre priorité est avant tout de recruter de nouvelles têtes. Peut-être as-tu vu dans la presse que Mike Huckaby a monté une organisation pour enseigner auprès des jeunes. Mark Taylor, qui a sorti un vinyle sous le pseudo Vintage Future sur UR, a un studio portable qui lui permet également de donner des cours à des lycéens sur la production de musique. C’est de ça dont nous allons avoir besoin, c’est ce sur quoi je me focalise. J’espère qu’on arrivera à trouver de nouveaux petits Skurge !

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Propos recueillis par Sophie Brignoli, Martial Ratel et Amandine Chauve.
Photos : (c) Mister B – Le Consortium Dijon, décembre 2011 (festival GéNéRiQ)
Merci à Mathieu Roussotte.