Fin de semaine dernière à l’Opéra de Dijon. Le grand bateau recevait le Vortex Temporum dessiné par Anne Teresa de Keersmaeker d’après l’équation composée par Gérard Grisey. Grisey, l’ensemble Ictus et Keersmaeker, la rencontre valait tous les karaokés du monde. Sparse y était.

Vortex Temporum © Herman Sorgeloos 10_2

Vortex Temporum (de cerveau)

On avait quitté récemment le plateau de l’audito au son du « Que tout gémisse, que tout s’unisse » soufflé par Castor, Pollux et les autres. On y retourne en lisant cette citation de la chorégraphe wallonne à l’honneur du soir : « Tout se répète, tout fait retour. » À l’immobile, succèderait donc la volute. La scène qui prit des allures de sol de gymnase revu par un prof de maths sous LSD nous le confirme. Il y aura de la volutes, de la spirales et du cercle élargi. Abstraction ? Non, Mère Teresa annonce autre chose de plus réjouissant (surtout pour ma cognition légèrement coincée face aux mouvements abstraits des figures de danses) : l’épure. Mais une épure à quatorze. Le projet laisse songeur et enthousiaste. Sept musiciens, pour l’ensemble Ictus, sept danseurs/ses pour la compagnie Rosas. Match nul mais loin, très loin d’être nul. La fluidité est la seule maîtresse à bord et la partition de Grisey pourrait finir par sembler pop aux plus réfractaires de la salle. Anna Teresa de Keersmaeker transforme les salves spasmodiques et obsessionnelles de Grisey en un traité in vivo de cosmologie revancharde frappée par l’élan du drame. Tout se règle en mouvements purs et aquilins. « Tout fait retour », la Dame de la danse est aussi une visionnaire et sa partition d’éclairage, concoctée avec Luc Shaltin, réussit à laisser flotter l’impression d’avoir la plateau de l’audito faire un 360° avec une classe et lenteur inaccessible pour Tony Hawk. Si la danse est le tracé d’un espace mental, la fête qui a lieu dans le cerveau de Keersmaeker connait des accès de tendresse et de violence magnifiques.

Socks on the rock

Tout ce qui aurait pu paraître austère et rébarbatif sur le papier passe sous l’alchimie du plateau et l’oeuvre dansée se transforme d’emblée en une transe dont le noir et blanc assumé laisse pourtant voir sans cesse, à la dérobée, des nuances saisissantes. Ici on joue – partition jouée jusqu’au geste dansé chez Ictus, là on danse – geste dansé où le jeu fait loi chez les danseurs de Rosas. L’équilibre, voire davantage : l’harmonie, des deux ensembles défie le silence et la durée. « Tout se répète » certes mais dans cette répétition, la présence des musiciens en scène, les mouvements de plateau où le moindre mouvement de cheville cohabite avec le sprint façon Carl Lewis Circus, les moments de vide scénique où l’éclairage prend la main restent d’un absolu réjouissant. Autre petit bonheur : cette perfection entêtée et monochrome n’est qu’à peine bousculée du coin de l’épaule par les petites touches de couleurs savamment distribuées sur les chevilles des quatorze joueurs. Apparaissant et disparaissant aussitôt dans le hasard le plus nu, leurs chaussettes distribuent une chorégraphie secondaire bienvenue. Que la plus haute des pensées et des créations passe régulièrement au ras des chaussettes est, là encore, réjouissant.

– Badneighbour
Photo : Herman Sorgeloos