Plongée dans le neuvième art, avec nos coups de cœur du mois. Quatre BD à ne pas manquer et à lire peinard dans ton canap’ au coin du feu pendant que le froid s’installe derrière tes fenêtres.

L’Odeur des garçons affamés

Western dans une période et un contexte des plus classiques  : fin de la guerre de Sécession et grandes explorations vers le wild west. Une histoire aux intrigues multiples dans un univers quasi désertique. Au centre du livre, trois personnages : un géologue, boss de l’expédition, un aristocrate anglais, le photographe, et un garçon-vacher, souffre douleur des autres. À eux s’ajoutent un étrange personnage à tête de zombie et un indien mutique. L’histoire, et la nature de ce western, bascule lorsque le garçon-vacher perçoit, on-ne-sait-comment, le danger que représente une horde de mustangs sauvages lancés à pleine vitesse sur le campement des explorateurs. Toute l’histoire sera un jeu de dévoilement, de découverte des mystères des uns et des autres, entre fuite, désir sexuel et passages fantastiques.

9782203097179Un bon western plutôt psychologique, adulte et original, dans lequel le trop plein de sentiments et d’émotions -humaines, trop humaines- est contrebalancé par l’aridité du décor et une forme de « naïveté » de la nature (sauvage, les uns étant évidement perméables aux autres).

Au dessin,  Frederic Peeters, le responsable du très bon Pilules bleues en 2001, et quelques temps après avec Lupus. Son style l’emmène souvent à privilégier des dessins assez grands, noirs et blancs, charbonneux, à la palette numérique. Des dessins ronds doux, chouettes, qui contrebalancent avec les histoires assez dures qu’il met en cases. Là, surprise, en tout cas pour moi, il passe à la couleur et durant le premier tiers du bouquin, j’avais l’impression d ‘avoir perdu son trait noir profond. Et puis, finalement, lorsque l’histoire s’emballe, il se passe quelques chose dans le dessin, quelque chose d’assez subtil dans le délié, la netteté s’efface et on retrouve son style original.

Au scénario, Loo Hui Phang, déjà croisée en 2005 dans le très bon mais très sombre Le Prestige de l’uniforme. Plus récemment, c’était dans L’Art du chevalement, une bédé fantasmagorique, sur le passé minier du spot qui accueille Le Louvre à Lens. Et là encore, elle s’illustre par la dimension étrange, magique mais assez simple de son scénario. L’histoire fonctionne sur quelques bons duos et bonnes polarités : conquêtes de l’Ouest et l’extermination des indiens, la modernité versus la nature sauvage, science et shamanisme.

Topito, l’actu dessinée pour les moins de 20 ans

Alors que le numéro 2 arrive dans les kiosques, on a eu le temps de découvrir la première livraison  qui propose de traiter l’actualité en BD pour les « moins de 20 ans ». Le genre journalisme BD est en vogue depuis une petite dizaine d’année grâce à des maîtres du genre tels Sacco, Delisle ou Squarzoni. La revue dessinée s’est lancée depuis deux ans sur ce créneau, et traite des sujets tels que la crise des subprimes, l‘endettement des mairies, l’histoire de la zik ou le problème des gaz de shistes. Le propre de ce type de journalisme, c’est la prise de recul qu’implique la réalisation des dessins, de l’encrage etc. Bref, ça va plus vite d’écrire que de dessiner. Dans ces 144 pages bimestrielles, on trouve au sommaire un sujet sur pourquoi Barack Obama n’a-t-il pas réussit à interdire les armes aux États-Unis ? Un témoignage intitulé « je n’avais jamais quitté la Syrie avant », un grand reportage sur YouTube usine à fric ou un sujet déliro-artistique sur le décor, l’arrière plan de la Joconde. Quelques-uns des meilleurs auteurs BD participent à l’aventure : Benjamin Bachelier, Frederick Peeters ou Marion Montaigne.

Le mag est beau, bien fait mais il me manque la patte des auteurs. Les sujets vampirisent la créativité. Si j’ai tout de suite démarré par le sujet sur le décor de la Joconde, c’est que justement là, on est hors cadre. On imagine que c’est un choix guidé uniquement par l’envie d’un dessinateur/scénariste. Ce qui peut-être n’est pas tout à fait le cas du reste des sujets. En gros, si c’est comme partout ailleurs, on dit lors d’une réu’ de rédaction « il faut traiter ce sujet qui le prend ? »

Dans la démarche, on ne ressent pas assez dans tous les sujet l’urgence de raconter ou la mise en situation, l’immersion de l’auteur. Il y a une distance, peut-être trop grande, peut-être justement journalistique, dans les articles que j’ai lus. Ceci dit oui, je chipote parce que Topo, pour les moins de 20 ans, c’est quand même bien.

Homicides, une année dans les rues de Baltimore

Philippe Squarzonni laisse un temps de coté sa spécialité, le documentaire BD, pour plonger dans un univers à mi-chemin entre la fiction et… le documentaire (on ne se refait pas). Il adapte le récit journalistique de David Simon, le père de la série The Wire, avec Homicide: A Year on the Killing Streets. Ce livre de 1988 est le résultat d’un 314420fd345c25f340c51d2bf44da04fan d’enquête au côté des différentes équipes de la brigade des homicides de la ville. Ce qui plaît à Squarzonni dans ce livre, c’est que « le monde est décrit tel qu’il est, pas tel qu’on nous le raconte », c’est à dire loin des envolées littéraires ou spectaculaires qui accompagnent les polars. Là, c’est une plongée, un va-et-vient entre le monde intime, la psychologie, des enquêteurs et le monde policier.

Ce livre est le premier de la série, quatre autres devraient arriver prochainement. Pour réaliser les dessins, Squarzonni a correspondu par mails avec Simon quand il avait besoin de détails sur l’atmosphère. Visuellement les dessins sont assez schématiques et associés à un travail sur le noir et blanc, ne recherchez pas une foule de détails, vous n’en trouverez pas. Les visages sont volontairement inexpressifs, comme figés, réflexifs ou mutiques car pour le dessinateur c’est le texte qui apporte l’émotion.  Squarzonni décide de plonger dans cet univers policier, mais pour autant n’abandonne pas ses combats précédents (pollution, économie libérale, inégalités, injustices politiques…) car selon lui, Homicide décrit un quotidien dont tout le monde se fout : la vie dans des quartiers délaissés paupérisés et laissés aux dealers et aux proxénètes, soit le quotidien du lumpenprolétariat, de la misère, des gens abandonnés.

Chroniques de la fruitière, voyage au pays du comté

Ou le petit bonheur du moment. Très belle enquête, par Fred Bernard, un gars du coin en plus, un gars de Savigny les Beaune, sur la filière du comté. Dit comme ça, c’est aussi attrayant qu’une BD sur les motards, les infirmières ou les blagues sur les blondes. Pourtant, c’est un vrai régal (jeu de mots). D’abord très humblement, je dois avouer que je ne connaissais pas cet auteur pourtant responsable, depuis 2003, d’une vingtaine d’ouvrages comme scénariste et/ou dessinateur, ainsi que d’une foule d’illustrations pour la presse jeune public. Chroniques de la fruitière est une sorte d’aventure autour de la question du goût, du plaisir -de la production-, du travail artisanal et rural, et… des bonnes choses à manger ou à boire.

9782344015698-lD’abord, ce qui frappe quand on se penche sur ses productions, c’est la diversité. Variété du style des auteurs auxquels il confie ses textes (Roca ou Émile Bravo), variété aussi entre ses propres productions qui passe allègrement du noir au blanc intégral à la couleur. Mais, il y a un constante : il aime dessiner les filles. Alors, on n’est pas dans le dessin réaliste, il y a quelque chose de simple, d’enfantin chez lui. Les jolies demoiselles ont des formes arrondies et souvent de très belles boucles de cheveux. Du sexy mais pas seulement, il travaille une beauté propre à chacune. Ses cases, ses décors, sont parfois vides quand d’autres sont remplies, hachurées.

Pour Chroniques de la fruitière, il colorie à l’aquarelle, s’offre parfois des doubles pages de paysages. Les couleurs sont simplement très agréables. Au départ du bouquin, il est comme nous :  le comté, il connaît, il en mange… Pour le reste : sa production, son histoire, il a bien une idée mais il ne s’est jamais vraiment posé de questions, ou en tout cas, il ne s’est jamais donnée les moyens d’y répondre. Là, il explore la filière, du producteur de lait au restaurateur, en passant par le crémier et les affineurs. Son livre fourmille de détails, d’éléments linguistiques ou historiques (il faut forcément le relire si on veux tout retenir), les techniques de production sont explicités, décrites…. Et pourtant, 1/ on n’a pas l’impression de tomber sur un manuel technique du fromage, 2/ ni lire un prospectus promo de la région Franche-Comté, même si c’est vrai que tout semble très beau, idyllique au pays du comté. Ce coté « tout beau tout gentil » peut questionner, mais on a envie d’y croire.

Finalement, ce que l’on retient, c’est que ce fromage est d’abord une histoire humaine, animée par des gens passionnés qui travaillent pour produire qualitativement. Fred Bernard dresse le portait d’une agriculture joyeuse, tout simplement.

– Martial Ratel
Photos : DR