Des boiseries 19ème du Grand Théâtre à la dentelle cuivrée du tout nouveau Cèdre, des pentes escarpées du théâtre des Feuillants à l’inconfort moite de la salle Jacques Fornier, on a traîné nos guêtres dans les lieux dijonnais de diffusion de la création théâtrale et on te rapporte un petit cocktail des meilleurs spectacles vus à Théâtre en mai… pour l’instant. C’est un festival de théâtre contemporain, ça dure jusqu’à dimanche, vas-y !

« Le temps et la chambre », mis en scène par Alain Françon, qui est par ailleurs le parrain du festival cet année, se déroule dans le salon d’un grand appartement urbain aux larges baies vitrées. Deux vieux y passent leurs journées assis dans leurs fauteuils, unique mobilier de cet intérieur cossu. Tel des concierges, ils commentent le vide de leur quotidien, les allers et venues des passants dans la rue, les pigeons, les crottes de chien, bref… ils n’ont pas grand-chose à faire, n’attendent rien, se foutent de tout et vivent dans ce temps immuable dépourvu d’intentions.

Le temps dans tous ses états

Petit à petit plusieurs personnages feront irruption dans cet espace d’apparente quiétude, s’invitant dans ce cours du temps suspendu, certains empressés, d’autres désespérés, écrasés par la lourdeur du vécu, nostalgiques. Plusieurs saynètes se succèdent ainsi dans cette « chambre », mettant en scène des situations diverses : rencontres improbables, jeux de séduction, indécision chronique, manifestations de mauvaise foi. Elles convoquent tour à tour la mémoire, le souvenir, le regret, le projet et déclinent toutes les facettes de l’Homme dans son rapport au temps. Si le fil conducteur de la pièce est cette femme, Marie, furie délurée, ingénue et fatigante, consommatrice d’hommes en vain, présente dans chacune des scènes, le spectateur a parfois du mal à reconstituer l’unité d’ensemble de ce puzzle spacio-temporel, qui déroute par le caractère métaphorique du message transmis.

Pourtant la pièce est plutôt drôle, avec des pétages de câbles hilarants, et l’esthétique est somptueuse. L’intérieur baigné de lumière se fait l’écrin des variations de l’existence, ses humeurs, ses doutes, ses départs en vrille, ses impatiences, ses attentes, ses négligences ou son indolente douceur… son instabilité en somme, aussi furtive et changeante que la lumière du jour qui mâtine les espaces en chaque instant différemment.

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L’apparent équilibre du couple

Lundi, Nora et Torvald nous accueillaient chez eux à l’apéro. C’est le soir de Noël, ils reçoivent des amis, les discussions s’engagent et le spectateur a vraiment l’impression de taper la soiros avec cette bande de potes, qui distribue champagne et verrines au public. La compagnie La Brèche adapte ici Une maison de poupée, écrite en 1879 par Henrik Ibsen, en la transposant à notre époque et en inversant les rôles de l’homme et de la femme. Ce sont des trentenaires, bobos, urbains, décontractés, Stan Smith aux pieds et clope électronique. Elle, a un bon poste dans une banque d’affaire ; Lui s’occupe des enfants, joue de la musique, s’investit dans un jardin associatif – « tu ne fais rien » diront certains.

Les échangent tournent autour des représentations et du statut social, de la réussite, de l’accomplissement de soi conférés par le travail. Peu à peu le malaise s’installe, les discussions tournent au vinaigre, les masques tombent, et lorsque le secret sur lequel repose la situation du couple est dévoilé, la soirée part en couille, les relations se tendent et plongent dans un abîme de reproches, de chantage, de non-dits balancés en place publique… paie ton ambiance !

La Brèche dresse ici un portrait hyper réaliste et cruel des relations entre hommes et femmes et de l’équilibre qui sous-tend le couple. Ce couple de bobos en apparence modèle et hyper amoureux dégringole dès lors que le déséquilibre apparaît au grand jour, et qu’est dévoilée la domination masculine. Le bon pote Torvald, d’abord attentionné et cool se révèle finalement odieux et macho et se fait l’écho de la persistance des schémas sociaux liés au genre, de la chape de déterminismes qui écrase les femmes dès la naissance, et du bonheur parfois artificiel de la vie à deux.

Du début à la fin le public est complètement immergé dans la soirée par l’actualité des thèmes abordés et le jeu des comédiens, qui interagissent sans cesse avec lui, l’interpellent, le sermonnent ou, didactiques, lui expliquent les choix opérés par rapport à l’oeuvre originale. Il assiste impuissant à ce déballage de réalités amers et, même s’il finit par avoir bien les boules lui aussi dans la scène finale, il sort ravi et conquis par l’originalité de la mise en scène et la performance de ses acteurs.

Maria Mood
Photo : Michel Corbou, Marco Zavagno