On revient sur 20 ans de carrière d’une des légendes de l’électro française. 

Active au sein de la scène électronique française depuis 1995, Chloé a été témoin de toutes les évolutions qu’a connu ce milieu depuis. Résidente au Pulp pendant près de dix ans, cofondatrice de Kill the Dj avec son ami Ivan Smagghe, productrice de 3 longs formats et d’un nombre incalculable de remixes, elle a su tracer sa propre route, entre techno classieuse et electronica experimentale. Elle a aussi fondé son propre label Lumière Noire et multiplie les collaborations en tout genre : avec l’Ircam où elle travaille le son binaural (un rendu sonore à 360° de ses morceaux), pour le film Paris la Blanche dont elle réalise la B.O…  L’hyperactive et non moins sympathique Chloé a pris le temps de répondre à nos questions lors de son passage sur GéNéRiQ à la Vapeur de Dijon où – fait rarissime – elle se produisait en live. De la production d’Endless Revision, en passant par les vinyles qu’elle écoutait petite, ou encore son époque rave party, l’artiste revient sur près de 20 ans de carrière. Rencontre.

7 ans séparent tes deux derniers albums, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Après mon disque précédent, j’ai pas mal tourné en live pour le défendre et j’avais pas forcément envie de repartir dans la production d’un album, tout simplement. J’estime que faire un album c’est quelque chose de très personnel, qu’il faut avoir des choses à dire et à ce moment là j’avais envie de partir sur des formats plus courts, faire des remixes, des collaborations, m’ouvrir un peu plus à d’autres univers. Et pas forcément tout de suite me replonger dans la production d’un album qui peut être quelque chose d’assez long, voire compliqué…

Quel a été le déclic, pour que tu t’y remettes ?

J’ai collaboré avec pas mal d’artistes divers et variés, où j’étais en retrait. J’ai bien aimé ces collaborations où je ne suis pas mise en avant, où je viens contribuer et participer à l’élaboration d’un projet. C’est hyper enrichissant aussi, et je crois que j’avais besoin d’aller voir ailleurs, de parler avec d’autres artistes. J’ai notamment travaillé avec le groupe Nova Materia, anciennement Panico, un groupe franco-chilien. Eduardo et Caroline ont formé ce duo qui est un super projet. Ils utilisent que des machines avec des tôles de fer qu’ils samplent en direct, qu’ils mettent dans des pédales d’effet… Moi j’ai amené un peu ma touche, et on a pas mal parlé de la direction…  Le fait aussi de développer plus les musiques à l’image, de me mettre au service d’autres personnes m’a permis de prendre plus de recul, et d’aborder les choses plus sereinement. Et je me suis toujours dit que si j’allais refaire un album, il faudrait que j’en ai vraiment envie et que j’ai des choses à dire. Il y a eu un moment, il y a 3 ans, j’ai commencé à sérieusement me dire que j’en avais envie et que je voulais faire collaborer des gens dessus…

Tu as été ravie par la critique qui a été dithyrambique au sujet de l’album ? Je pense qu’au niveau des ventes ça va pas mal aussi.. ?

Aujourd’hui la vente de disques tu sais…

« Mon père disait que le droit mène à tout, et ça m’a mené à quelque chose…qui n’a rien à voir ! »

 

Oui c’est vrai que ce n’est plus les années 90, mais bon, dis toi qu’il est même à sold out à Dijon cet album c’est pour dire !
Ça va, vous n’êtes pas paumés quand même… (Rires) Mais oui j’ai été agréablement surprise parce qu’aujourd’hui, il y a des disques qui sortent et on n’en entend absolument pas parler et on ne comprend pas pourquoi. Il y a des disques qui ont une presse incroyable et qui ne vendent pas derrière. Donc il n’y a pas vraiment de règles, de recettes miracles. En tout cas je me suis fait plaisir avec ce disque, j’avais envie de toucher au plus profond des gens, en tout cas, à ma façon… Et je suis contente qu’il se soit entendu. 

Tu y a mis des choses très personnelles dans cet album… Comme sur le morceau « The Dawn », peux-tu nous dire qui chante ?

C’est la voix de ma mère en fait. Ce morceau me tient particulièrement à cœur, et c’est pas une espèce d’autobiographie, c’est plus quelque chose de l’ordre du souvenir, autour de la mémoire. L’idée qu’il y ait cette voix c’est de conter quelque chose. Le morceau débute avec des petites textures, des sons de cassette et finit aussi avec ça. Ça nous ramène aussi à l’époque où on devait les tourner, rembobiner les cassettes.

Apparemment on écoutait beaucoup de musique à la maison quand tu étais petite, des Pink Floyd au Motown… Est-ce que cette ouverture musicale, cet attrait pour différents styles te vient de là ?

Oui certainement. Effectivement, j’ai écouté beaucoup de musique quand j’étais jeune. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui avaient, selon moi, une culture musicale plutôt sympa et très variée. Quand j’allais chez mon père, il avait une collection de disque vinyles, aussi bien l’album blanc des Beatles que West Side Story, Wagner… Et j’aimais bien le temps qu’il prenait à nous expliquer les disques, les morceaux, tout en les écoutant tranquillement. Et de l’autre, il y avait ma mère qui écoutait Radio Show. Elle appelait d’ailleurs régulièrement cette radio pour leur demander de jouer des morceaux et après elle dansait dessus. Elle a beaucoup aimé la fête donc j’ai dû prendre un peu des deux en fait. D’ou mon côté dj, plus festif…

Tu racontes que pendant que tu faisais des études de droit, tu faisais aussi beaucoup la fête…

Oui parce que la fac ça laisse beaucoup de temps libre, alors j’ai fait plein de choses. Mon père disait que le droit mène à tout, et ça m’a mené à quelque chose…qui n’a rien à voir ! (Rires)
J’ai commencé à sortir dans les soirées de musique électronique à l’époque où celle-ci n’était pas aussi connue et répandue qu’elle ne l’est aujourd’hui. J’ai fait des raves, quelques clubs… J’étais à Paris donc il y avait bien 2/3 clubs mais sinon c’était plutôt mal connu, mal vu. Donc pour écouter cette musique, il fallait soit acheter des vinyles, soit aller en soirée. C’était vite vu. J’ai commencé à acheter des disques vinyles, j’aimais bien les collectionner déjà, sans doute à cause de mon père qui m’a toujours donner cette envie d’avoir l’objet, de trouver des vieux disques… Je me suis pas trop posée de questions, c’est venu comme ça parce que c’était comme ça. À l’époque, dj c’était pas un métier.

« A l’époque, en rave ou en club, ça mélangeait des gens de toutes les catégories socio-professionnelles, de toutes les couleurs. C’était comme un espace de liberté, qui était très fort. »

 

Tu es nostalgique de cette époque ? Des rave dans les bois, partir avec un bac à disques, prendre un train pour aller je ne sais où avec un électrogène qui marche une fois sur trois ?

(Rires) C’est vrai que c’était exactement ça. Et effectivement je ne rêve plus de ça. Et comme tu le décris ça ne donne pas envie ! On était prêt à accepter certaines choses parce que c’était comme ça en fait. La seule nostalgie que j’ai, et ça ne me dérange pas qu’il y ait une part de business qui soit rentré là dedans, car il pourrait y avoir des choses intéressantes… Même si, hélas, ce n’est pas forcément le cas. Le fait qu’aujourd’hui avec les phénomènes sur les réseaux sociaux, la façon de se mettre en avant des artistes ou des labels… Par moment ça m’horripile, parfois on ne comprend pas très bien où est le propos… On dirait que la forme est plus importante que le fond et c’est ça que je regrette. Mais il ne faut pas prendre non plus les gens pour des idiots, ils sont à même de chercher et de trouver des choses, enfin j’espère !

Dans les années 90, la musique électronique était encore underground, mais elle avait aussi un côté militant, politique… En 2018, la musique électronique aurait-elle perdu son âme ?

T’as complètement raison, je ne sais pas si elle a perdu son âme mais en tout cas elle a perdu ce côté militant et politique qu’il y avait avant dans la fête. A l’époque, en rave ou en club, ça mélangeait des gens de toutes les catégories socio-professionnelles, de toutes les couleurs. C’était comme un espace de liberté, qui était très fort. Aujourd’hui ça s’est uniformisé, mais c’est vrai que la musique touche beaucoup de gens mais il n’y plus d’acte militant là dedans, aussi parce que notre époque à complètement changé. Mais c’est marrant parce qu’on voit arriver, sur Paris par exemple, des nouvelles scènes qui reprennent les codes des raves, sans jamais les avoir connus d’ailleurs, et qui sont un peu dans cette réaction…

Tu penses à qui précisément ?

Ce sont des collectifs d’artistes qui prennent des lieux et y organisent des raves, avec toutes les facilités que la communication actuelle permet notamment via Facebook.

Pour le live de ce soir, on peut s’attendre à te voir derrière les machines ?

Oui tout à fait. J’avais envie de ça, c’est un parti pris. Et puis si j’en ai marre dans 3 mois, je ferai autre chose parce que c’est quand même très long à préparer. Je m’étais fixée ça comme objectif, faire un live machines, toucher des boutons, ressentir ce que je fais. Peut être que ça me vient aussi du djing mais si en tant que dj je joue les morceaux des autres. J’avais besoin de ne plus être face à un ordinateur qui est déjà tellement omniprésent dans nos vies.

Ça veut dire que, comme un dj, tu regardes la salle et prends sa température ? Est-ce qu’il y a de la place pour l’adaptation dans ce live ou est-ce qu’au contraire, tu as déjà un canevas bien précis ?

C’est un peu des deux, en dj set je ne prépare pas trop et je décide de la direction au dernier moment. Je m’appuie complètement sur les gens tout en essayant d’imposer quelque chose. Là ou dans le live j’ai un parti pris assez précis, je peux agir sur l’architecture que je construis en direct, par contre la setlist est plus ou moins précise parce que je sais aussi déjà ce que j’ai envie de défendre dans mon set.

Est ce que tu vas prendre le risque de passer « Androgyne » en featuring avec Alain Chamfort de ton dernier album  ?

Je suis pas sûre de le jouer ce soir vu le temps que j’ai, je ne vais pas pouvoir passer tous les morceaux en une heure. Par contre ce morceau, c’est vrai qu’il est assez lent, je pourrais totalement le jouer.

Comment s’est passée la rencontre avec Alain Chamfort pour lequel tu as choisi de revisiter le morceau « Traces de toi », l’as-tu vu en vrai ?

Il s’avère que je le connaissais un peu parce que je connais ses enfants depuis toute petite même si on s’est un peu perdu de vue. Donc c’est vrai que sa personne était déjà évoquée un peu dans mon univers. A titre personnel, j’ai été marquée par certains de ses morceaux dont Traces de toi que je me suis empressée de choisir tellement j’adorais ce slow implacable qui m’a transporté. Et me transporte toujours j’avoue…On s’était croisés aussi à la Maison de la Radio, où j’avais été conviée par Didier Varrod sur le thème, un invité de musique électronique invite un artiste pop et j’avais choisi Alain Chamfort. Il a toujours été très sympathique à mon égard, hyper ouvert.

« Il y a beaucoup plus de femmes qui sont dans les festivals qu’à une autre époque, il y a une conscience qui se réveille. »

 

Tu sais s’il a écouté ton remix justement ?

Bien sûr, il les a tous écouté et a dû sans doute les valider. En fait, le projet a été monté par une personne externe qui s’appelle Marcos Do Santos, promoteur parisien, photographe, DA sur des projets, qui fait aussi des clips. C’est lui qui avait cette idée un peu folle de réunir plein d’artistes dans la musique électronique française pour remixer Alain Chamfort. Donc c’est un projet qui a mis du temps a éclore parce qu’il fallait l’accord de tout le monde, mais aussi qu’Alain s’y retrouve… Et suite à cette rencontre, à l’époque où je travaillais sur le disque, j’avais cette envie de voir le résultat de ce que ça pouvait donner, si ça devenait une nouvelle rencontre musicale, à travers cette collaboration. Et j’avais pas une idée précise au départ, mais je me disais qu’il y avait quelque chose qui pouvait fonctionner mais je savais pas trop où. Alors je lui ai proposé, il a dit oui mais j’ai mis un peu de temps avant de lui proposer un morceau parce que pour moi, il fallait LE morceau pour Alain Chamfort.

En ta qualité de femme, productrice et Djane dans un milieu encore très masculin, quel regard tu portes sur ces derniers mois, après l’affaire Weinstein, le mouvement #metoo ?  Penses-tu que ça va vraiment changer quelque chose ?

Oui je pense qu’il s’est vraiment passé quelque chose, ça a permis à d’autres femmes de se réveiller, de l’ouvrir. On en parle partout dans les médias, je pense que c’est hyper important d’en parler. Ça permet de dénoncer ça… Je souhaite que ça continue, le but n’étant pas de généraliser ce propos à tous les hommes mais c’est important d’en parler, que ça existe. Ce qui est bien c’est qu’on prend conscience qu’il y a toujours eu une forte inégalité hommes / femmes et qu’elle perdure encore aujourd’hui mais s’il y a une amélioration quand même. C’est encore très lent et y’a encore pas mal de boulot. Et si l’on en vient au milieu de la musique électronique en particulier, il y a beaucoup plus de femmes qui sont dans les festivals qu’à une autre époque, et il y a une conscience qui se réveille. Mais si elles sont encore trop peu nombreuses, un changement s’opère.

 

  • Interview réalisée par Sophie Brignoli & Mister B, le 9 février dernier. 

Photos : Vincent Arbelet.