Guy Roux le disait dans un bouquin, qui ne lui a pas ouvert les portes du Goncourt, ni celles du Renaudot : “Il n’y a pas que le foot dans la vie”. D’autres sports existent, comme le tir à distance. On en parle avec le plus balèze des Belfortains, celui qui a régné sur sa discipline : Philippe Heberlé, du haut de ses deux championnats du monde et de sa médaille d’or gagnée aux JO de 1984 à Los Angeles. Rien à voir avec la médaille de bronze que tu as gagné au cross du collège de Château-Chinon. Morceaux choisis.

Bon, pour commencer, pourquoi la pratique du tir sportif est si peu répandue en France ?

À mon sens, il y a plusieurs explications. Quand j’avais arrêté de m’occuper du tir en 2005, il y avait 130.000 licenciés en France, ce qui est quand même pas mal ici. La pratique du tir souffre déjà par le fait que l’on s’exprime avec une arme, ça rebute des gens. Pour nous, sportif, c’est davantage un outil qu’autre chose. On a des jeunes qui sont enclins à faire du tir mais ce sont les parents qui ne veulent pas parce que l’on parle d’arme. En plus de ça, ce sport demande des infrastructures assez grosses, avec le bruit qui émane des stands de tir, ce n’est pas accepté partout non plus. Puis derrière le tir, il n’y a pas du tout de sponsor. Les médias en parlent au moment des Jeux Olympiques, pareil, dans les années 80, on en parlait très peu parce qu’il n’y a pas d’argent derrière cette discipline, c’est peut-être aussi parce que ce sport n’est pas très visuel. Enfin, la gymnastique, par exemple, est très visuelle mais c’est pareil, on en parle qu’au moment des grands évènements. Ça n’a rien à voir avec nos pays voisins comme l’Allemagne, la Suisse ou même l’Autriche où c’est vraiment un sport national. On y trouve des stands de tir un peu partout.

Justement, dans ce contexte français, comment vous est venu la passion de ce sport ? Le tir, c’est de famille ?

Alors, c’est compliqué. Mes parents n’étaient pas très argentés, mon père avait eu la bonne idée de louer un petit étang en campagne aux alentours de Belfort. J’étais au contact de la nature et d’animaux que je voulais avoir et observer. Naturellement, des choses se sont faites. Par exemple, j’ai confectionné des frondes, des arcs avec du noisetier ou du roseau, ce qui m’intéressait déjà était de pouvoir atteindre quelque chose à distance. La passion est venue de là. A 8 ans, j’ai eu ma première petite carabine avec laquelle je partais en forêt. Je ramenais des étourneaux, des pigeons etc… Puis, je suis au venu au tir par un membre de ma famille, j’ai commencé à tirer et voilà… ensuite on fait des concours, on met la main dedans, on a envie de progresser au fur et à mesure…

« Dans ma préparation pour les JO de Los Angeles, je me suis entrainé à Belfort avec des butagazs et je montais la température à un peu plus de 40°. »

Vous êtes un vrai produit de Belfort en plus…

Tout à fait, je suis belfortain de souche ! Je me suis entrainé à l’ASMB de Belfort. C’était un petit club communale. J’ai eu la chance d’avoir un président de club qui adorait cet discipline, ancien résistant, avec un très fort caractère qui a été très exigeant avec moi. Peut-être qu’il avait vu que j’avais des qualités. C’était dur parfois, j’ai failli arrêté par deux fois, je pleurais sur les pas de tir, on s’entrainait sous la neige par -2. C’était une vraie souffrance, je ne pouvais plus bouger mais même temps quand on est passionné, on apprend également à bien fonctionner et à prendre du plaisir dans la souffrance. C’est ce qui m’a fait progresser, même si on en voit pas la couleur immédiatement. Pareil quand je faisais de la course à pied, je courrais tous les 2 matins pendant 1h45, parfois j’étais pas content du rythme ou du nombre de kilomètre, alors je m’obligeais de faire 2-3 kilomètres de plus jusqu’à en vomir. On pousse l’exigence très loin dans le semi-plaisir.

Il existe beaucoup de disciplines dans le tir sportif, quelle était votre discipline de prédilection ?

j’ai fait que de la carabine en 10m, 50m et 300m et de l’arbalète en 8m et 30m. Cependant, j’ai toujours mis l’accent sur la carabine en 10m, certes, c’est la moins longue discipline. Par contre, il faut tirer sur une cible qui fait un demi millimètre de diamètre. C’est une discipline qui est très rigoureuse dans la mesure où le moindre défaut de position, le moindre appui, la moindre tension musculaire fait dévier le plomb, ce qu’on ne retrouve pas à 300m par exemple. C’est l’aspect technique qui m’intéressait dans cette discipline. La distance ne veut pas dire que c’est plus dur.

À part ça, vous avez été champion olympique à Los Angeles en 1984… 

Pour tout être humain, l’enveloppe charnel change mais par contre ce qui reste en interne, on le garde avec une très grande précision, comme si on y était encore. Alors oui, ce titre était très très important, tout comme les 2 championnats du monde que j’ai gagné en 83 et 85, où on était environ de 250 tireurs contre 170 aux J.O. J’ai été le meilleur tireur mondial dans ces années-là, en gagnant plein de compétitions internationales. La première difficulté est que je sortais d’un titre de champion du monde alors que j’étais encore en junior, tout le monde m’attendait au virage. Dans ce genre compétition, on a un temps imparti, on le gère comme on veut. On veut très bien commencer à tirer dès la première minute qu’à la dixième…

On s’était rendu 1 an avant les jeux pour repérer les installations, j’ai vite vu qu’il allait faire très chaud vu qu’on se situait près du désert de Mojave. Dans ma préparation, je me suis entrainait avec des butagazs et je montais la température à un peu plus de 40°. J’ai essayé d’appréhender tout ça, par contre y’avait une réelle tension de bien commencer par des très bons plombs. Le contexte est très anxiogène, avec les photographes, les caméramans. Vous avez des tireurs qui acceptent de perdre un ou deux points de façon à tirer rapidement pour vouloir faire baisser la pression. Moi, je partais du principe qu’un point de perdu, c’est un point de perdu, et on ne peux pas se permettre ça quand on est un athlète de haut-niveau. Je voulais commencer mon tir dans les mêmes conditions que tous les autres, c’est-à-dire les mettre au milieu de façon à ne pas perdre de point. Sauf que pour obtenir ces conditions, il a fallu que j’accepte de perdre un peu de temps et ça peut paraitre compliqué pour maitriser parce que le stress, le rythme cardiaque, la tension sur l’arme etc.. C’est aussi pour ça que je me suis entrainé au chaud et à tirer aussi rapidement de façon à m’octroyer un peu plus de temps au début, pour faire baisser la pression. C’était difficile à vivre, c’était un aspect important de ma victoire. Le deuxième temps fort, c’était mon 8 effectué dans les derniers instants, faut savoir qu’au tir, c’est 2 points de perdu sur un plomb, c’est catastrophique. A ce moment-là, il a fallu savoir baisser la pression qui a augmenté mon rythme cardiaque mais aussi que j’arrive à me re-concentrer et reproduire les bonnes choses en passant par toutes les étapes de la construction d’un plomb, c’est-à-dire la position, le ressenti de tous les points de contact etc… Là, c’est un gros travail mental. Les points étaient affichés, tous les spectateurs suivaient le tir en direct, on avait 150-200 personnes qui ont fait un gros « Oh » au moment de ce 8. Ça met en pression.

Qu’est-ce que ça fait vraiment quant on fait retentir la Marseillaise par sa performance ?

On a la gorge serré, le coeur qui s’emballe, les larmes qui montent aux yeux, faut pas avoir honte. Quand la Marseillaise passe pour soi, c’est pas pareil. C’est paradoxal, c’est à la fois angoissant, à la fois jubilatoire. On se dit à ce moment qu’on s’est pas trompé, que les heures d’entrainement, les sacrifices ont valu le coup. On se sent aussi libéré parce que c’est une fin en soi, la fin de toute la préparation, des souffrances etc..

Et ensuite, vous avez reçu les hommages de la ville de Belfort avec Jean-Pierre Chevènement…

Oui c’est ça, j’étais plus à l’aise sur un pas de tir qu’au milieu de notables bien habillés, en cravate (Rires.)

« A l’INSEEP, j’ai vu des gens gagner des championnats ou faire des podiums en compétition internationale, comme on dit, il se sentait plus pisser. »

 

Avec les notables

1 an avant, vous étiez champion du monde à Innsbruck en Autriche, de nouveau en 1985 à Mexico alors que vous n’aviez même pas 23 ans. On admire la précocité mais comment on gère ça ?

Je ne sais pas trop quoi dire, je n’ai pas eu à gérer ses performances vis-à-vis des médias, du public car je n’aimais pas être mis en avant, j’étais mal à l’aise avec ce monde là, c’est peut être du fait au que j’étais de la campagne, de Belfort… J’ai refusé bon nombre d’interviews parce que ça m’intéressait et je ne voyais pas l’intérêt. C’était pas mon truc. Dans ma vie, j’ai fait des choses en m’entrainant, en donnant de ma personne mais une fois qu’elles étaient faites je ne voulais pas m’en enorgueillir. A l’INSEEP, j’ai vu des gens gagner des championnats ou faire des podiums en compétition international, comme on dit, il se sentait plus pisser. Ils prenaient le melon puis on les voyaient plus.

Justement, comment on aborde la pression ? Ce sport nécessite énormément de maitrise de soi sur un instant T, ça doit être dur de la canaliser ?

Déjà, l’erreur à ne pas faire, c’est vouloir rejeter la pression. Dès qu’on veut rejeter un phénomène, on ne le maîtrise plus. Il faut transformer cette pression en performance, la pression augmente la vigilance et la vigilance amène la performance. Il faut savoir faire avec. Il y a des méthodes, au niveau de la respiration, qui permettent de faire baisser le rythme sanguin et régule le flux sanguin pour rentabiliser un petit peu l’arme. C’est là où la préparation mentale est très importante selon moi, elle permet d’apprécier au meilleur moment la petite phase de stabilité parce qu’on croit toujours qu’un tireur est stable, c’est entièrement faux, en fin de compte, on apprend à tirer avec l’instabilité. Faut programmer des automatismes que l’on reconnait et que l’on sait adapter très rapidement à une situation. La base, c’est croire à la préparation mentale, et l’adapter à soi-même. Dans un même tir, dans une même compétition, on peut très bien être face à 3/4 phases différentes : une phase de tension au début, une phase de plénitude ensuite, une phase de laisser-aller parce qu’on a donné beaucoup au début et on relâche. On prépare des schémas artificiels à l’entrainement, plus ils vont être travaillés, plus ils deviennent naturelles. A force, on a une boîte à outils conséquente, et on sort ce qu’il nous faut par rapport à une situation donnée.

« A Insbruck en 1983, la veille, au soir de la compétition, il y a eu un contrôle anti-dopage inopiné. C’est là où on a vu des tireurs perdre totalement leur moyen, c’était flagrant. »

 

Je voudrais qu’on parle de la préparation physique. On y pense pas aux premiers abords pour ce sport, mais elle est hyper-importante. Les compétitions peuvent durer des heures, faut être solide pour maitriser son corps, être le plus stable possible, maintenir une posture qui ne va pas impacter la qualité de tir.

Complètement, Il y a l’aspect purement physique du souffle, et ça, ça devrait être la gymnastique de chacun dans la vie : mieux on est physiquement, plus on est performant. Que ce soit au niveau du travail, des études, du bien-être général… Nous, on faisait une musculation spécifique au niveau de la ceinture abdominale, des dorsaux, des épaules etc.. Toutes les chaînes musculaires qui entraient en compte pour améliorer la stabilité et la position d’un tireur. Plus on va les tonifier, et mieux ce sera. Le gros tord de certains tireurs d’ailleurs c’est de prendre du volume, plus on prend du volume, moins on reconnait ses points d’appuis, ce qui se ressent sur la performance. On travaillait avec des charges faibles mais en tonicité, pour éviter de changer les points

Les tireurs utilisent des techniques pour s’apaiser, comme la sophrologie par exemple ?

Quand Philippe était entraineur national de 1986 à 2006.

Oui, alors à l’époque on avait pas trop de mot à mettre sur les techniques de la préparation mentale. On en a fait une force dans la mesure où une grande partie des autres nations tiraient en étant dopées, en utilisant des bêtabloquants, des régulateurs cardiaques, ça ne les faisait pas mieux tirer mais ils tiraient comme si ils s’étaient en condition d’entrainement. Pour essayer de passer devant eux, on se disait qu’il fallait beaucoup travailler la préparation mentale. Une fois qu’il y a eu les contrôles anti-dopage, nous, la France, nous sommes la seule nation à s’y être plié par des prises de sang. On avait un monde d’avance à partie de ce moment là. On pratiquait la visualisation, l’approche de l’environnement, le dédoublement pour avoir un regard sur soi-même etc…

Le tir aussi n’a donc pas été épargné par le dopage…

Avant 1983, il n’y avait pas de contrôle anti-dopage. A Insbruck en 1983, la veille, au soir de la compétition, il y a eu un contrôle anti-dopage inopiné. C’est là où on a vu des tireurs perdre totalement leur moyen, c’était flagrant. Ces tireurs n’ont pas voulu se doper ce jour-ci, on les a senti en stress, ils avaient des mouvements nerveux qu’ils n’arrivaient pas à maitriser. On a su par la suite, qu’en 1986 le tir était le sport le plus dopé en Russie. On a vu des tireurs perdre leurs moyens mais c’est certain qu’il y a une autre forme de dopage, avec des produits masquants etc.. surtout que ce n’était pas des prises de sang. Je me rappelle d’un tireur chinois, devenu champion olympique, en 2000, à Sydney, il n’avait aucune réaction, c’était un épouvantail. On voyait de façon physique que la personne n’était pas dans état normal. Il n’a pourtant pas été déclaré positif. D’après ce que l’on m’a dit, aujourd’hui, certains tireurs prennent des substances qu’on donne à des malades atteints d’Alzheimer, des réducteurs de réflexe. Ça fait partie du monde du sport, c’est malheureux. On est devenu les meilleurs tireurs mondiaux pendant 10 ans, une décennie où d’autres nations ont énormément travaillé sur d’autres dopages.

 

  • Interview réalisée par Mhedi Merini

Photos : Philippe Herbelé.