Invité pour le prologue du dernier film de Woody Allen, Shakespeare annonce, d’une voix-off pleine de cynisme, la teneur du programme à suivre : « la vie est un récit conté par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Et ce vieux gâteux va nous raconter un petit bout de l’histoire. Voilà comment le prolifique réalisateur et scénariste américain introduit sa dernière cuvée burlesquement névrosée. Le Woody Allen 2010 est un cru millésimé de jus de pamplemousse. Plein de légèreté et d’amertume.

You will meet a tall dark stranger est un titre judicieux qui reflète parfaitement la double lecture du film. D’un côté, il est le symbole d’illusions, comme une voyante peut en promettre à ses clients, dont la plupart se drapent pour affronter la réalité. De l’autre, il est annonciateur de cette fin funeste et inéluctable qui guette les uns et les autres à chaque tournant de leur vie. En dépit du ton très léger de cette comédie, Woody Allen livre un film particulièrement sombre. Comme cet inconnu pas si beau que ça. Il faut bien se faire une raison à son sujet. La vérité n’est pas belle. N’en déplaise à Keats.

L’inconnu, c’est avant tout une promesse. Plus qu’une possibilité, on s’en fait souvent une chimère. En se berçant d’illusions suffisamment solides, certains vivent heureux comme Helena (Gemma Jones, épatante dans son rôle) et Jonathan (Roger Ashton-Griffiths, sorte d’incarnation physiquement parfaite de cet attachant personnage). Seulement, il suffit que le songe s’effrite pour qu’il s’effondre et laisse place à la désillusion. Un revirement de situation peut tout foutre en l’air et l’inconnu devient alors une promesse non tenue. De quoi nourrir une certaine rancune.

Pour autant, le propos n’a rien de misérabiliste. Le bonheur existe (même chez Woody Allen) mais on ne l’entrevoit qu’à travers des zones floues, des points d’interrogation et des moments suspendus. A l’image de la scène entre Sally (Naomi Watts) et Greg (Antonio Banderas), lorsque le galeriste raccompagne sa secrétaire après une soirée à l’opéra, l’illusion se durcit tellement qu’elle semble pouvoir devenir réalité. On ne saura jamais. C’est un de ces moments où il se passe quelque chose sans que personne ne le saisisse. La suite du film n’est pas tendre avec le personnage de Naomi Watts. Elle qui n’a pas su profiter de cet instant va voir ses illusions se fissurer. De quoi nourrir quelques regrets.

Woody Allen n’a jamais été un grand optimiste. Regarder la réalité (et cet inconnu qui l’attend) en face n’a rien de réjouissant pour lui. Alors ses personnages fuient comme Alfie (Anthony Hopkins) qui refuse de vieillir et cherche à puiser dans ses gènes de longévité, ils cherchent des échappatoires comme Helena et Jonathan qui se persuadent d’avoir vécu à plusieurs époques. Derrière le grotesque de leur croyance, il y a une pointe d’optimisme qui fait tout l’intérêt de ce film plus ambigu qu’il n’y parait. Oui, on a plusieurs vies. Et oui, on a besoin de cet inconnu. Derrière la grande illusion, il y a aussi de réelles possibilités à exploiter. La fin est suffisamment ouverte pour le laisser penser.

Le dernier film de Woody Allen ressemble à ce fameux verre d’eau qui divisera toujours les gens en deux. Certains le voient à moitié plein. La vie est une suite d’occasions qu’il faut savoir saisir. You snooze, you lose comme disent les américains. Les autres le voient à moitié vide. La vie n’est qu’une succession d’illusions préfabriquées dont seuls les coloris changent. C’est ce que le personnage de Roy (Josh Brolin) suggère. Lui qui se languit de cette femme en rouge (Freida Pinto), symbole de mystère et de sensualité, à travers la fenêtre de son appartement, il éprouvera de nouveau ce même désir (très habilement suggéré dans deux scènes mimétiquement opposées) envers son ex-femme lorsqu’il l’observera se dévêtir après l’avoir quittée. Tout a une fin ou tout est éternel recommencement. C’est selon.

En attendant la tombée de rideau, le plus célèbre des hypocondriaques continue de s’amuser comme il peut en faisant fi de l’absurdité de la vie. Et si le public rit toujours de bon coeur, les rires prennent souvent un éclat particulier. Leur couleur ressemble à celle des vieilles photos qui témoignent d’une vie passée à laquelle plus personne ne prête attention. C’est peut-être ça qui rend le film si mélancolique à mes yeux.

Aircoba