Fort de sa jeune expérience et d’une arrogance démesurée, Arturo Bandini méprise ouvertement Los Angeles, cette saloperie de ville qui ne cesse de lui balancer toute la mesquinerie du monde à la figure. Il cloue la plupart de ses habitants au pilori car à ses yeux, tous ceux qui l’entourent ne se distinguent que par leur petitesse. Demande à la poussière. Elle te dira la même chose.

Il n’y a qu’à se poser dans ce vieux saloon sur Spring Street et tendre l’oreille pour voir à quel point Bandini déborde de haine. Ecoutez comment ce salopard s’adresse à la petite serveuse du bar qui ne fait que son métier pour gagner un peu de vie et pouvoir se payer un bout de bonheur. Camilla Lopez n’avait rien demandé à personne mais lui se jette sur elle comme un vieux cabot sur un ballon crevé. Bandini débarque dans sa vie un mauvais jour avec deux sous et de l’amertume plein les poches. Il traite la petite comme une moins que rien, lui le fils prodige de la famille Bandini, ce jeune écrivain américain (un futur grand !) que l’éditeur Hackmuth va bientôt mettre sur les rails de la gloire. Tu parles ! Camilla est aussi américaine que ce bâtard italien. Avec cette aimable petite conne, c’est « je t’aime moi non plus ». A ce vil petit jeu, le Rital a quelques longueurs d’avance sur cette « sale Mexicaine » trop gentiment infecte pour pouvoir rivaliser. Arturo le méprisant, Bandini le méprisable, chacun s’impose très vite comme le sale con de l’histoire.

Mais Bandini n’est pas un si mauvais bougre que ça, juste un homme en devenir, pauvre en apparence mais riche sous toutes ses coutures. Arturo, bête sombre et bienfaisante, jeune premier avec du sel qui coule dans ses veines. Bandini, plein de vie sous l’emprise de pensées morbides, marchant à L.A. sur une terre chaude et rougeoyante qui menace de trembler. Lisez les mots qu’il écrit à Sammy. Sentez comme ils sont durs et froids. Ecoutez la pluie de regrets qui s’abat sur lui quand il traverse la nuit pour poster un dernier coup à un homme déjà condamné. Sentez comme l’écrivain est sincère. Relisez la fin du chapitre quatorze. Oui, touché de plein fouet, Bandini se révèle attachant.

Mais Bandini reste un sale con… un sale con d’hypersensible. Glacial sur le coup, brûlant la minute d’après, le coeur de Bandini bat la chamade même endormi. Il absorbe toute la vie et sa chienneté, regorge d’amour, de bonté et de fierté. Il suffit de repenser à la fin de son histoire avec Camilla Lopez et à ce passage bouleversant où Bandini fait face à la douleur de Vera Rivken. Alors qu’elle se déshabille et lui exhibe son horrible cicatrice, lui implore le ciel pour ne pas s’effondrer devant elle. Il lui dit qu’elle est belle en masquant le bruit des larmes au fond de sa gorge, puis s’en prend au bon Dieu pour toutes ces souffrances qu’il inflige à Vera. Il maudit le monde pour tout ce qu’il fait endurer aux gens. Sacré Arturo, c’est tout lui ! On se souviendra du bonhomme et du Petit chien qui riait. On ne trouve pas un si joli titre sans un gros coeur et un minimum de talent.

Comme son alter ego fictionnel, qu’il s’appelle Arturo Bandini ou Henry Molise, John Fante a l’air d’un écrivain de second rang, un auteur mesquin qui courait après un succès qu’on dirait aujourd’hui d’estime mais qui restait bien trop modeste pour quelqu’un d’aussi vaniteux. C’est vrai, son oeuvre laisse peu de doutes à son sujet, mais il vaut infiniment mieux qu’un auteur mineur moyen. Fante est même ce qu’on pourrait appeler un auteur mineur majeur. Ses romans suivent le même modus operandi, à mesure que leurs pages défilent, leurs lignes nous encerclent. Sans prévenir, l’une d’elles se resserre entrainant toutes les autres dans son sillage. La gorge se tend, l’estomac se noue, le corps frissonne. Une fois l’émotion éclose, les mots relâchent leur étreinte. Et Fante repart presque toujours à l’opposé. Il balade ainsi le lecteur d’un bout à l’autre de la palette des sentiments. Il y a quelque chose de démesuré chez cet auteur, des réactions dissonantes aux déchirements intérieurs de ses personnages toujours à fleur de peau, et pourtant, tout ce que Fante dépeint paraît si réel qu’il en ressort une irrépressible sensation de vécu. C’est sa marque de fabrique. Des hommes pleins de vie au plus proche de leurs émotions, parfois contradictoires ou même contraires, mais toujours humaines.

Pour toucher à l’humain par l’écriture, il faut forcément y mettre et surtout y laisser du sien. Un écrivain digne de ce nom devrait écrire chacun de ses romans comme si c’était le dernier. C’est même à ça qu’on devrait le reconnaître. J’ai envie de croire que Fante était de ceux-là. Lire ses romans, c’est respirer, c’est frôler, c’est voir, c’est entendre et c’est goûter la vie d’un autre. Fante immerge le lecteur dans le quotidien de personnages qui ne gardent rien mais transmettent tout (leur chagrin, leur colère, leur amour, leur bonheur…) à l’état brut. Les couleurs flashent, le contraste est accentué et la luminosité d’une beauté aveuglante. Sous l’éclairage de sa plume, le désert de Los Angeles retrouve sa pureté et sa majesté. De jour comme de nuit.

Aircoba
www.ladernierephalange.com

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John Fante (1909-1983)
Ask the Dust [1939]
Demande à la poussière [1986] traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier

Roman aux éditions 10/18, 272 pages
ISBN : 978-2-264-03302-4