“Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon pêché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii.Ta.
Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita.
[…] Mesdames et messieurs les jurés, la pièce à conviction numéro un est cela même que convoitaient les séraphins, ces êtres candides, simples, aux ailes altières. Voyez cet entrelacs d’épines.”

« Lolita” est un roman d’amour. L’amour des mots d’abord. Première page, première envolée lyrique [NDLR : le poème « Annabel Lee » d’Edgar Poe – auquel fait allusion la première traduction d’Éric Kahane – vous éclairera sur la fin du premier chapitre retranscris ci-dessus si, comme moi, vous ne savez pas ce que convoitaient les séraphins]. Passé maître dans l’art de manier sa plume, Nabokov touche le point sensible, avec l’agilité d’un escrimeur, sans jamais recourir à la violence. Il tutoie – du plus beau des langages – la perfection à maintes reprises, tout le long du chapitre 13, et jusqu’aux dernières lignes de ce roman qui forment avec les premières comme un va-et-vient littéraire. Les maux d’amour après. Pieds et poings liés à chaque lettre de “Lolita”, l’amour et le mal (au sens moral du terme) sont les notions siamoises du roman. On ne sait pas qui engendre quoi mais dans une telle histoire d’amour, la beauté et l’horreur semblent indissociables, unis par un lien qui coule dans les veines du parent et de l’enfant. Pour le pire et pour le pire.

“Nous étions allés partout. En fait, nous n’avions rien vu. Et aujourd’hui il m’arrive de me dire que notre long voyage n’avait fait que souiller d’une sinueuse traînée de bave ce pays immense, admirable, confiant, plein de rêves, qui, rétrospectivement, se résumait pour nous désormais à une collection de cartes écornées, de guides touristiques disloqués, de vieux pneus, et à ses sanglots la nuit – chaque nuit, chaque nuit – dès l’instant où je feignais de dormir”.

Nous, c’est Humbert Humbert (pseudonyme) et Dolores Haze. Il a 39 ans, elle en a 14. Humbert est un personnage charmant et raffiné, un homme séduisant et cultivé, et un monstre de perversité. La relation fusionnelle qui s’installe entre le narrateur de l’histoire (Humbert) et le lecteur est d’autant plus dérangeante qu’elle n’a rien – ou presque rien – de choquant. Humbert n’est pas un assassin mais un érudit dévoré par le désir, éperdu d’amour pour une nymphette. S’il se targue d’être un mémorialiste très consciencieux mais se défend d’être un poète au chapitre 17, il s’insurge trois chapitres plus loin contre le lecteur, seul détenteur de son Jugement dernier, qui pourrait se méprendre sur sa nature : “Nous ne sommes pas des tueurs, assurément. Les poètes ne tuent point”. Ainsi, et bien qu’il écrit en prose, Nabokov pourrait être considéré comme le poète – au sens courant du terme – de ce roman et Humbert le poète – au sens de l’être sensible à l’esthétique – d’un amour cynique. L’artiste, tel que ce fascinant personnage se définit lui-même, ne voit en une belle femme qu’une “chose fade et pitoyable”. Humbert considère l’étudiante, à peine mieux lotie que son aînée, comme le “cercueil de la chair féminine grossière dans lequel [ses] nymphettes sont enterrées vivantes”. Dans l’univers d’Humbert, la beauté et la perfection sont des attributs exclusivement réservés aux nymphettes âgées de 9 à 14 ans. Et rares sont ceux – les poètes – qui y sont sensibles.

De cette attirance moralement inacceptable, Nabokov et Humbert en font un récit fascinant à la beauté troublante. Humbert payera le prix de la perversité de son désir sexuel et de l’immoralité de son amour – sentiment qui lui confère toute son humanité – en prenant conscience d’avoir volé une enfance et peut-être brisé une vie (“Le sens moral chez les mortels n’est que la dîme, que nous payons sur le sens mortel du sublime”). Nabokov lui entrera au panthéon d’une littérature des plus singulières.

Aircoba
www.ladernierephalange.com