Aujourd’hui on va voyager : direction l’Allemagne, la Papouasie, les Etats-Unis et le… Sidiami.
D’abord, on part pour l’Allemagne et la Nouvelle Guinée avec le Féroces Tropiques de Pinelli et Bellefroid.

Un bouquin étrange, un peu dérangeant même graphiquement, le temps de se faire au style : c’est de la peinture à l’huile, tout en volume, mélange de couleurs entre pinceaux et dessins au couteau. C’est plutôt énergique, expressif, assez violent par moment. Un peu comme un mélange entre du Munch et du Egon Schiele : la force, la violence est sourde mais omniprésente.

En même temps, le sujet ne l’est pas moins. D’abord un débarquement colonial en Papouasie avec une joyeuse troupe d’un navire colonial allemand autour de 1913. Au milieu de tout ça le perso central, Heinz von Furlau, peintre de marine. Tout joli, Tout frais. Conscience socialiste au veston et à la palette, au milieu de fusiliers marins.

Là not’ brave Heinz découvre la triste réalité un commando colonial : c’est pas l’odyssée du commandant Cousteau. Les types aux chapeaux et bonnets déboulent pas sur une terre vierge pour compter les marguerites et ramasser des cailloux mais pour annexer un nouveau monde, comme dirait William Sheller. Agrandir l’empire teuton et point barre. Heinz découvre les rapports hiérarchiques, les brimades, l’esprit de troupe et la discipline militaire. Des éléments qui cohabitent assez mal avec son esprit libéral et frondeur.

Dans ce frottement des mondes et des consciences se dessine déjà le charnier de 14 – 18. Notre Heinz, bloqué en Papouasie, seul rescapé de la petite phalange débarquée, vit avec la petite communauté qui l’a épargné. Evidemment notre peintre novateur est sauvé par l’amour d’une indigène et cette coexistence lui donne l’occasion de dessiner, d’explorer graphiquement « son art nègre ». La guerre va le rattraper et lui offrir de nouvelles occasions d’exprimer à travers ses peintures et quelques répliques fulgurantes ses réflexions désespérées sur le monde, le charnier de 17 et un microscome pictural qui lui est de plus étranger.

Bon bouquin bien qu’un peu tordu ou hasardeux d’un point de vue narratif. L’idée est bonne, finalement : peindre le monde, raconter une histoire plantée dans un moment historique, à la manière d’une avant-garde artistique de l’époque. Y’ paraît que ce n’est que le tome 1… honnêtement ca tient tout seul, ca ressemble à un one shot. La bédé qu’Otto Dix n’a pas eu le temps de faire.

Retour encore dans le passé récent avec une réédition de Will Eisner : L’Appel de l’Espace. Le père du cultissime Spirit se lance à la fin des années 70 dans un roman feuilletonné mélant Sf, polar et intrigue politique.

L’esprit de ce bouquin tranche souvent avec le dessin réalistico-caricatural. On est plus dans 007 chez les nudistes que dans un polar à la Jean Bruce. L’humour, le décallage, finalement l’esprit freak américain transpire de cette bédé d’anticipation, au fond très sérieux : la baston des nations face à la conquête de l’espace. Alors, c’est pas la course façon mir ou mars explorer. Imaginez qu’un jour dans un labo, observatoire perdu, un signal extraterrestre arrive. Vous êtes le technicien, qu’est-ce que vous faites ? Vous gardez l’info pour vous en espérant la monnayer ? Sauf que ouf, à peine le temps d’y penser, le KGB vous a déjà collé un agent entre les pattes… bing, la CIA s’y met, vous êtes mort et la course au signal commence. Qui rejoindra le point d’émission en premier ?

Et voilà, la mécanique tel un jeu de domino dans un film choral est lancée. Les bonnes idées fourmillent : entre la secte bidon – infiltrée – de candidats prêts au départ, les complots, l’agent secret patriote naïf, gogo mais qui gagne à la fin, le grand consortium industrialo militaire qui pense qu’à vendre sa fusée et les politiques verreux…

La vraie bonne idée est certainement le Sidiami. Pays d’amérique centrale, conduit par son colonel dictateur, en faillite. Et là le génie d’Eisner rentre en scène. Vous êtes le colonel, endetté auprès de toutes les grandes nations, comment faire pour ne pas honorer vos dettes ?  Tout simplement en sortant du concert des nations pour se déclarer colonie de la fameuse planète qui émet le signal ! et iop ! le tour est joué pas mal ! E.T. comme protecteur éventuel !

Alors quand je vous disais bédé prémonitoire, c’est pas sur le scénar lui-même mais sur l’idée perçue par Eisner à la fin des années 70 que l’affrontement URSS – USA se déplacerait vers la guerre des étoiles. Graphiquement c’est forcément impeccable, le noir et blanc, le découpage, les persos, les détails, le climat, le style comix bref… un excellent bouquin. Mais surtout dites pas que bon, bof, moi c’est pas le bouquin d’Eisner que je préfère, parce qu’il paraît que c’est un chef d’œuvre…

Féroces Tropiques, Dupuis/Aire Libre, 80 pages – autour de 15€
L’Appel de l’Espace, Delcourt, 130 pages – autour de 13 €

Retrouvez la chronique bédé de Martial sur les ondes de Radio Dijon Campus tous les mardis à 8h40 et vers 12h20.