On n’a pas fait que se baigner, manger des kebabs ou boire des bières lors de notre petite escapade en terres grecques. La preuve.

Politiquement, la Grèce vue de France, c’est très simple. Depuis la fin de la dictature des généraux en 1974, deux partis se partagent « la gestion des affaires »: Nouvelle démocratie (droite) et Pasok (PS). Chaque dirigeant cooptant pour sa succession son fils, son neveu, son cousin à la tête du parti. Là bas, c’est un régime parlementaire. Le président inaugure les foires expo, le Premier ministre gouverne. Lorsqu’on arrive sur place, le 18 juin, le pays a voté pour ses députés,  comme en France. Un mois avant, une assemblée avait déjà été élue mais aucune majorité n’était trouvable, aucune coalition ne s’était constituée. Du coup, rebelote, aux urnes.

L’enjeu : la dette Grecque et la position du pays face aux créanciers, face à l’Europe. L’Allemagne et la France en première ligne pour un remboursement au pas de course. Rusée, l’Allemagne avait dépêché pendant la campagne électorale deux conseillers/experts de ses meilleurs think tank. Un de gauche auprès du Pasok et un de droite auprès de Nouvelle démocratie. Gagnant à coup sur. Verdict : Nouvelle démocratie en tête (30%), Syrira -le Front de gauche local- (28%) dans le rôle de Poulidor, le Pasok troisième bien derrière (12%). Des conservateurs anti-austérité (l’Anel) chopent 7 % et quatrième arrivent les néo-nazis / fascistes -cochez la bonne case- de l’Aube Dorée, eux aussi à 7%. Pour la deuxième fois de suite, les électeurs foutent un coup de pieds dans le fonctionnement bien huilé (à l’olive) de leur népotisme démocratique.

Rencontre avec Philippos du parti Syriza. Son truc à lui, c’est la solidarité et la justice. Se serrer les coudes pour sortir le pays de la crise au lieu de taper dans le portefeuille et le pouvoir d’achat de tous les Grecs.

Deux jours plus tard, sur une plage de Katamaran on rencontre Philippos, la grosse trentaine, du parti Syriza pour en savoir un peu plus sur les ambitions de ce nouveau parti, véritable chien dans une partie de quilles. Le mec est super sympa, propriétaire d’une menuiserie familiale du coté de Ion. C’est un patron de gauche en quelque sorte, petit sourire mi-coincé mi-amusé quand on lui fait remarquer. Sur la liste locale de Syriza aux législatives, il est 6ème. Seuls les trois premiers ont été élus. Ça n’a pas l’air de l’attrister. Il retourne au turbin le cœur léger dans sa menuiserie. A la traduction, un jeune Français et sa femme grecque, Patrick et Dina, installés dans le pays depuis plusieurs années. Calé dans de confortables fauteuils d’un bar de plage, Philippos déroule les raisons de son engagement dans Syriza. Son truc à lui, c’est la solidarité et la justice. Se serrer les coudes pour sortir le pays de la crise au lieu de taper dans le portefeuille et le pouvoir d’achat de tous les Grecs. Face au demandes pressantes des créanciers, les politiques grecs devraient, selon lui, mettre l’Homme au cœur de chaque décision et non l’argent. Il nous explique encore que Syriza, comme le Front de Gauche en France, est un rassemblement de plein de micro partis et d’assos. Certains sont marxistes version 2012, précise-t-il. D’autres, et ça semble être son truc, proposent de refonder les bases de la démocratie moderne à partir du poète et législateur antique Solon. Un type qui, tiens ça tombe bien, avait effacé au 6ème siècle avant J.-C. la dette de la cité athénienne, et remis sur les rails l’administration. Sortir de l’Europe et de l’euro lui semble être tout bêtement insensé parce que, argument philologique plus ou moins massue, Europe est un mot grec. La dette doit être renégociée à la baisse mais payée. Attention, nous préviens-t-il, le tour de la France viendra. Ce qui se passe ici a valeur d’exemple. Pour ce qui est de la classe politique, ça sent le coup de balai avec Syriza. La corruption, les arrangements entre amis sont la règle. Syriza en tant que parti neuf n’a pas d’accointance dans l’administration ou dans l’armée. Avoir un pote dans l’administration assure à chacun des passe-droits : mettre son enfant dans telle école, aller faire son armée dans tel bled… Philippos est un ancien adhérent du Pasok. Il a rompu, et d’autres avec lui, quand en 2009 le gouvernement de gauche s’est engagé à appliquer les réformes libérales.

Patrick et Denia sont sûrement arrivés de France en voilier. Deux amoureux, quoi. Devant la beauté du paysage et la douceur de vivre, ils se seront installés ici. Je les comprends. 

L’interview défile. Au loin le roulement des vagues, la moiteur d’une nuit de juin à 30 degrés. Sur la table, les bières et plus tôt dans la journée quelques rendez-vous et kilomètres à pieds, en bus à Patras. Une certaine pesanteur, voir routine de fin de journée s’installe. L’interview est vaguement troublée par les riffs d’un groupe de métal qui joue au loin. Le Philippos nous sort son gentil bréviaire Syriza et nous journalistes, on n’est pas mécontents d’avoir un bon client. Patrick et Denia font leur boulot. Leur accent marseillais ajoute une couleur locale au son que je fais pour la radio. Il ont très vite compris leur boulot de traducteur radio. L’enregistreur fait son boulot et moi avec ce train-train, je me mets à penser à nos traducteurs. Le film est simple. Ces deux-là sont sûrement arrivés de France en voilier (l’influence du bled « Katamaran » ?). Ils avaient décidé de faire le tour du monde depuis la cité phocéenne. Deux amoureux, quoi. Devant la beauté du paysage et la douceur de vivre, ils se seront installés ici. Je les comprends.

Le voyant rouge. Le temps qui tourne. L’enregistreur marche toujours. C’est vrai que les Grecs sont super accueillants et puis ici contrairement à Marseille, le littoral n’est pas complètement bétonné, privatisé. C’est sur, c’est ce coté nature et simple qu’ils devaient rechercher. Ça c’est l’amour. Ils doivent vivre de peu mais franchement un bateau, la mer, le soleil… ça nourrit son homme. Comme ils ne sont pas trop cons, ils ont tout de suite compris ce qu’il y avait de pourri dans le royaume grec : la corruption. C’est pour ça qu’ils sont potes avec Philippos. Ce sont des écorchés à vif. Ils aiment la justice sociale. Franchement, c’est cool. Le Français sera encore et toujours égalitariste. Je relance avec une question sur l’armée, véritable forteresse dans l’État grec absolument pas touchée par les réformes économiques. Au contraire, l’armée passe des commandes à la France et l’Allemagne. On ne sait jamais si des fois les Turcs avaient rien de mieux à faire qu’attaquer la Grèce comme en 1919. Tiens, la réponse de Philippos me sort de ma semi-somnolence. Pour un gauchiste, il n’a pas l’air trop anti-militariste. Ce qui le choque c’est les scandales et les dessous de table révélés par la presse. Et aussi que nos pays obligent le sien à acheter leur vieux matériel militaire avec les crédits anti-crise. Au moins, ça donne un peu de relief et d’originalité à l’entretien. Et puis le nationalisme n’est pas réservé à la droite. Tiens, comme ça sent la fin d’interview. Je le brancherais bien sur l’Aube Dorée, les fachos. Selon lui pourquoi est-ce qu’ils ont récolté 7% ? Sa réponse, c’est que ses concitoyens en ont marre de la classe politique, il y a un problème avec les étrangers et puis ils ont voulu protester contre les réformes imposées par l’UE.

Hein ? C’est tout ? Philippos est bien en train de me parler de ce parti à l’opposé du sien sur l’échiquier politique ? Un parti dont le logo est une svastika à peine retouchée. Un parti dont le dirigeant fait des saluts hitlériens et se revendique nazi. Un parti qui pratique des ratonnades et dont une des principales propositions est de miner la frontière avec l’Albanie pour empêcher l’immigration clandestine.

Le plus gros scoop du séjour ?

L’enregistreur tourne encore mais là j’suis complètement réveillé. Il est en train de me dire que les gens ont voté fachos et extrême gauche pour les même raisons. Dans sa réponse, il évoque à peine les étrangers et le sort qui leur est réservé par l’Aube Dorée. Ça pue le rassemblement rouge-brun. Tu me ferais pas comprendre qu’éventuellement, faudrait voir comment tu serais prêt à bosser avec eux ? Rouge-brun, c’est la Serbie, la guerre de Yougoslavie, la Russie et Jirinovski. Rouge-brun, quand même ! Le micro sous son nez, j’attends sa réponse. Il m’a l’air moins sympa dans chemise de lin blanche. Il a complètement craqué ou j’ai pas compris ce qu’il m’a dit. Là c’est pas du relief, c’est du scoop si en plus il me dit que tous ses potes à Syriza pensent comme lui. A ce petit jeu, ils vont nous faire les pires saloperies, remake du XXième. Alors qu’est-ce tu dis ? J’attends ta réponse. André Malraux, les Brigades Internationales, 1936, je pense à vous. C’est long. Tiens, ça cause en grec entre Philippos et mes deux traducteurs. Avec les collègues de Dijonscope qui participent à l’interview, on se regarde. Si ça vous fait pas chier vous pourriez traduire. Il est pris le garenne, coincé. Voilà, qu’ils ont l’air de s’embrouiller maintenant. En même temps, c’est peut-être gênant d’avouer une accointance avec l’extrême droite quand on est chez Syriza.

Avec de gros yeux et sa petite barbe, Philippos me répond, enfin. Ses traits secs sont tirés. La gêne, la fatigue ? Ses longs doigts me font signe. Genre essuie-glace. Et puis Patrick, mon marseillais, enchaîne. « Euh, écoute, il n’est pas très content. La réponse, là, c’est pas vraiment la sienne. Ce qu’on a traduit, ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit. Lui, il dit qu’il n’a rien à voir avec l’Aube Dorée, qu’il n’est pas d’accord avec eux. Pas du tout. Et qu’il ne faut pas faire des étrangers les boucs-émissaires de la crise ».

Alors ? Alors mon Patrick et sa meuf de me dire, très fiers, qu’eux ont voté Aube Dorée. Qu’ils ont caviardé sa réponse. Notre Pat’ avec sa double nationalité en a marre de la corruption et de toute la racaille, c’est pour ça qu’il s’est barré de Marseille. Que, tout le temps à l’entendre, dans les rues de Marseille, des mecs hélaient sa femme « Woo t’es bonne toi » – avé l’assent marseillais. Des mecs ? Nan, des arabes, etc. Changement de paradigme. De l’interview scoop on passe à la plongée au cœur du rien. Le Pat’ est chirurgien-dentiste. Sa femme aurait failli se faire attaquer et violer par des Albanais. Alors, il vote Aube Dorée. Récemment, la presse a déversé tout un tas de saloperies sur les immigrés à base de faits-divers, alors notre Pat’, conscient de l’escroquerie médiatique, il nous le dit avant qu’on ait eu le temps de lui servir l’argument, a voté Aube Dorée. Pas loin de chez lui, un local a butté des Albanais qui cassaient sa baraque. Le Pat’ nous prévient que lui ferait pareil, que les gens ont tous deux-trois flingues parce que ce sont des chasseurs. Et que lui aussi chasseur, n’aurait pas peur d’utiliser ses calibres. Ils n’ont pas vraiment la haine des étrangers, ils voudraient juste que l’État fasse quelque chose. Qu’en gros, le pays ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Qu’il n’y a pas de travail et de logements pour tout le monde. Que la pauvreté dans laquelle sont maintenus les étrangers est un vrai problème et les incite à tomber dans la délinquance. Une partie de sa famille à voté Syriza, l’autre comme lui Aube Dorée. Un deal familial 50-50. Argument final, un scandale impliquant des politiques de haut rang a révélé que de la thune était gagnée par les partis en faisant du business avec des clandestins. A bon, combien, pourquoi, comment ? Notre Pat’ ne sait pas, n’a pas tout compris mais a voté Aube Dorée. Quand on évoque le nazisme latent de l’Aube Dorée, d’abord notre Pat’ ne sait pas, puis plus tard, dans la discussion dira que c’est des conneries quand même tous ces symboles du IIIème Reich. Le bon truc pour lui, c’est coller une tarte dans la tronche à tous les politiques, comme l’a fait lors d’un débat télévisé un candidat d’Aube Dorée à une candidate communiste. Ouais et après on fait quoi ? Bah, il sait pas le Patrick… Mais ça, c’est sur, c’est ce qu’il faudrait faire ! Quand on lui dit que ce n’est pas avec des tartes qu’on fait de la politique, ça le dépasse.

Pat’ me glisse à l’oreille que dans les années 70, soit durant la dictature, son grand-père vivait en Grèce. Les gens avaient du travail et vivaient mieux.

L’interview est terminée. Le rouge est éteint. Reste juste à se prostrer dans le fauteuil et tenter de comprendre ce qui peut les animer. Pourquoi enregistrer une telle vague de conneries ? A l’époque on aurait dit « pour ne pas gaspiller de bande ». Pour le diffuser ? Même pas. Zéro originalité. Tous les arguments sont les mêmes que pour le vote FN. Comme tout bon électeur d’extrême droite, il a des potes arabes. Et comme tout type au grand cœur, il n’aime pas le filtrage à l’entrée des boites. Là, mon cerveau, ou le sien, part en sucette. Nan, le sien ! Il n’aime pas la discrimination en boite, d’ailleurs ici contrairement à la France, les vigiles ne jouent pas au physio, tout le monde rentre. Et c’est ça qui est bien. M’enfin, Pat’, ceux pour qui tu as voté veulent justement construire une société sur la discrimination. Silence. Raclement de gorge. Vague bruit évoquant un début de pensée. Silence. Son problème c’est la culture nationale, la laïcité, la délinquance, le voile, l’étranger irrégulier et l’absence de réaction des autorités. Pendant tout ce temps, Philippos écoute dépité. Il souhaite que je ne mélange pas tout. No problemo. Mais surtout je capte qu’il vient de découvrir que ses copains n’avaient pas voté pour lui, pire, qu’ils avaient voté Aube Dorée. Il est tard. Le groupe ne hurle plus son métal. Le bus va repartir quand Philippos nous propose de boire une bière et de continuer à discuter. On décline. D’ailleurs, je ne sais pas si j’ai envie de boire une bière avec eux. Peut être que le Philippos non plus n’a pas envie de se retrouver nez à nez avec Dina et Pat’. Si ça se trouve ils se sont mis sur la tronche à la fin de la soirée. Si ça se trouve Philippos a juste effacé le nom de ses potes de son répertoire téléphonique. Nous on est sur le cul, on souhaitait rencontrer un mec d’extrême gauche, on tombe sur deux fafs. Avant de nous quitter, Pat’ me glisse à l’oreille que dans les années 70, soit durant la dictature, son grand-père vivait en Grèce. Les gens avaient du travail et vivaient mieux. On sent la nostalgie poindre et je suis à deux doigts de le remercier de me dévoiler ce secret. Il est plus balaise que moi mais moins rompu au second degré. Je me tais. Cerise sur le gâteau. Patrick a la double nationalité franco-grecque. Évidemment, il n’oublie pas de venir voter en France. FN bien sûr.

– Martial

Photo : Nikólaos Michaloliákos, leader de l’Aube Dorée.