Pour le number 13 de son festival, Zutique plaçait une saillie solo dans sa programmation bigarrée. Clair-obscur comme un Rembrandt un jour de brume batave, le concert de Bojan Z laisse les oreilles knock-out. Le pianiste yougoslave terrasse les balances à l’obsession et s’implante à l’Opéra avec Rhodes et Grand Piano. Grâce aux copains de Campus, on a pu le rencontrer avant qu’il ne paie son Tribu (très très classe) aux dieux du stade.

Douze ans depuis Solobsession ton premier album en solo, quelles différences y a-t-il entre les deux albums ?
Douze ans, c’est le temps pour la régénération des cellules du corps humain… J’en ai vu un peu plus sur la planète Terre. C’est aussi douze années de piano où j’ai cherché à faire de la musique avec cet instrument.

Le premier sonnait comme un bilan, celui-là comme une ouverture à de nouvelles influences.
Je pense que le lieu de l’enregistrement et l’instrument m’ont poussé dans cette direction, vers des sonorités souvent utilisées dans la musique classique européenne.

On note une vraie liberté sur Soul Shelter.
J’utilise une formule depuis mes derniers disques. Je laisse courir les bandes, j’essaie d’oublier qu’elles tournent quand je joue. Après je prends le temps de réécouter et de choisir les prises qui me plaisent le plus. Il y a beaucoup de vérités dans un enregistrement comme celui-là.

Quel est l’intérêt d’un concert solo pour toi ?
Travailler ses faiblesses ! Avant mon premier concert en solo, cela faisait des années que je jouais, que je montais sur scène sans avoir le trac. Mais ce concert m’a complètement bloqué, j’étais dans un état d’écolier en examen. Mais j’avais envie de refaire ça dès que je suis sorti. J’avais trouvé une faille physique et mentale. Cette excitation que je croyais perdue à jamais est revenue. Depuis, elle est toujours là dans ce type de concert. C’est un dialogue avec le vide.

C’est un moyen d’explorer d’autres pistes musicales ?
Toujours. J’ai compris ça assez tôt. Pour casser le trac, j’invente des trucs nouveaux pour moi comme de jouer de plusieurs claviers en même temps avec les Rhodes ou un mélodica. C’est aussi un moment où je me contrains à reproduire sur scène ce que j’ai trouvé en studio.

C’est étonnant de te retrouver au milieu de deux claviers si différents.
Je ne suis bien évidemment pas le premier à le faire. Bill Evans l’a fait, par exemple. La première fois que j’ai eu l’occasion de mêler ces deux sons ensemble, c’était en studio avec Karim Ziad. Après j’ai essayé de le mettre sur disque dans Transpacific. Mais je ne savais pas régler le Rhodes encore, il est tellement mauvais que je ne voulais faire qu’un seul morceau. C’est un instrument qu’il faut oser démonter. Maintenant je sais l’emplacement de la moindre vis.

Tu es Yougoslave, plus précisément Serbe. Dans les premiers albums comme Yoplà ! (1995), on entendait davantage qu’aujourd’hui les influences des Balkans.
Yougoslave, ça correspond mieux que Serbe. Je ne suis pas un pur, je suis impur ! Je suis content d’un morceau comme Dad’s Favorite présent sur Soul Shelter parce qu’il montre une autre facette des Balkans. On est plus proche de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie. Il y a quelque chose de très extraverti, de très poétique. Ce son-là m’a marqué grâce à mes parents qui étaient deux mélomanes avertis. Mon père, quand il ne jouait pas, se mettait dans son fauteuil face à son système pour écouter ses disques préférés, surtout du Bach.

Depuis que j’écoute des musiques ethniques dont le jazz, je descends vers les sources. Le blues, j’ai commencé en écoutant les héros blancs comme Clapton ou les Beatles. Après j’ai découvert les gars qui ont d’abord véhiculé ce son. C’est vers ces racines que je me suis tourné. Je pense que cette émotion bien particulière qu’est le blues a sa source en Afrique. J’ai donc essayé d’accorder mon Fender Rhodes suivant les gammes qu’on retrouve là-bas. C’est ce qui a donné mon Xénophone.

Ce soir tu reprends également On a Turquoise Cloud, un morceau d’Ellington.
Il fait partie de ces musiciens de jazz impressionnés par la musique classique européenne, qu’ils sentaient et comprenaient. On leur disait à l’époque qu’en étant noirs, ils ne pouvaient prétendre faire partie des musiciens de musique sérieuse. Sur ce morceau, Duke comprend tout ce qu’on a fait avant lui et dialogue avec ça. C’est magnifique.

Construire, déconstruire, c’est un mouvement constant pour toi.
Oui, il faut aller à la source et voir ce qu’il s’y passe, que ce soit pour un instrument ou un morceau. On peut regarder comment c’est foutu et comprendre comment ça marche.

Alors en résumé la musique de Bojan Z, c’est : l’imagination au pouvoir, pas de line-up constant, la quête perpétuelle avec le jeu comme seule règle ?
Il y a toujours dans cette musique qu’on appelle jazz, vu sa position et sa présence batarde dans les médias, une dimension pédagogique quand on est sur scène. Quand j’étais gamin, je sortais des concerts comme si j’avais pris un an de cours. S’il y a une mission, c’est celle-là : faire sentir que c’est une musique toujours ludique et inventive.

 

– Propos recueillis par Badneighbour

crédit photo : Louise Vayssié