Pour cette dernière soirée du festival Résonances, les associations Octarine et Sabotage invitaient à bord de la Péniche Cancale le talentueux producteur anglais Luke Abbott. Signé sur le label de James Holden, Border Community, les compositions de ce trentenaire discret regorgent de mélodies influencées par le krautrock alors que ses rythmiques sont encrées dans un style techno bien épuré. Il fait partie de ces quelques élus qui arrivent à provoquer chez l’auditeur l’envie d’en découdre sur la piste alors même qu’il se perd dans des réflexions très intérieures.
Les Dijonnais, venus en nombre ce soir là, ne s’étaient pas trompés, car rares sont les occasions qui nous sont données d’assister à un vrai live ou l’artiste se dévoile et prend des risques, refusant de fournir à son auditoire un contenu pré-mâché et attendu. Pas facile dès lors, même pour les initiés, de suivre Luke jusqu’au bout de ses pérégrinations électroniques. L’interview qui suit vous aidera sans doute à mieux cerner ce producteur inclassable.
Je suis allée faire un tour sur ton blog, dans lequel tu t’exprimes de manière assez intime, ou tu fais des blagues et parles à tes fans comme s’ils étaient des potes. Peux-tu m’expliquer cette démarche assez particulière ?
Luke Abbott : C’est tout simplement la manière dont j’écris. Je pense que c’est important d’humaniser les choses et je ne prétends pas être un artiste mystérieux, je suis un mec comme un autre. Donc j’écris comme je parle.
Dans tes clips, Melody 120 et Brazil notamment, il y a quelque chose de très naïf, presque enfantin. Penses-tu que ces adjectifs collent aussi à ta musique ?
Définitivement oui, quelque part je suis encore un enfant. (rires)
À l’époque, tu n’avais envoyé tes démos qu’a seulement très peu de labels, tu peux nous les citer ?
Je les ai envoyées à Border Community, Warp, Skam… Je ne l’ai pas fait en pensant qu’ils allaient me prendre sur leur labels, je voulais juste voir s’il y aurait une réaction de leur part. Il n’y en a pas eu, à part pour Border Community. Et en fait, c’était le seul label qui me tenait vraiment à coeur.
Peux-tu nous parler de la sortie du dernier EP sur Notown, le label de Gold Panda ?
Je vais en sortir un autre sur ce label début décembre. Border Community est un tout petit label qui n’est dirigé que par deux personnes, James Holden et Gemma Sheppard, et ils sont un peu débordés avec tout ce qu’il se passe. James est souvent en tournée, ils ont déjà sorti cette année l’album de Kate Wax, quelques EPs ainsi que l’album de Nathan Fake. Et avec l’album de James Holden qui arrive, ils ne pouvaient pas gérer la sortie de mon disque alors j’ai trouvé un autre moyen de le faire. Je ne voulais pas attendre une année entière avant de sortir à nouveau quelque chose, la musique serait devenue obsolète.
C’est marrant que tu dises cela alors que je sais que pour l’album de 2010, certains des morceaux étaient en fait prêts depuis 2007…
Oui c’est vrai, c’est le cas de Brazil notamment que j’avais terminé en 2006. Mais la bonne musique est intemporelle. J’ai toujours fonctionné ainsi, en stockant dans des dossiers sur mon ordinateur des bouts de morceaux que j’ai commencés il y a longtemps déjà. Pour moi, un album n’a pas besoin d’être produit d’une traite, il faut juste arriver à sélectionner des choses qui s’accordent bien, naturellement. Je ne pense pas que la notion de temps soit primordiale ici.
D’où vient cette fascination pour les synthés analogiques ?
Je les aime en tant qu’objets, ce sont des choses très agréables à utiliser. Et lorsque tu produis, tu devrais toujours te faire plaisir avant tout, et tu dois utiliser des instruments qui te mettent à l’aise. Si je passais ma journée devant un ordinateur, je pense que je trouverais ça très ennuyeux. Et puis ce n’est qu’un seul et même objet, donc ton approche est toujours la même. Alors que ces différents instruments t’obligent à te poser de nouvelles questions auxquelles tu dois répondre de manière différente à chaque fois. La palette de choix est bien plus large, ainsi que les idées qui en découlent.
Lorsqu’on te demande comment tu produis tes morceaux, tu réponds toujours qu’il n’y a pas de schéma spécifique. As-tu peur de t’ennuyer à force ?
Non, j’essaie juste de ne pas me répéter. Ça ne m’intéresse pas de refaire toujours la même chose. Je veux pouvoir continuer d’explorer parce que je dois vivre avec ça au quotidien ! (rires)
Est-ce que tu écoutes tes morceaux une fois qu’ils sont sortis ?
Non, pas du tout. En fait c’est comme s’ils ne m’appartenaient plus. Quand je produis un morceau, avant que je ne le sorte, c’est quelque chose de très personnel, j’ai l’impression qu’il a une valeur un peu spéciale. Mais une fois pressé, dès que les gens le découvrent, ce n’est plus le mien, d’une certaine manière je le perds, il leur appartient. C’est pour ça que j’en fais un autre, pour le remplacer.
Je sais que tu n’écoutes pas trop de musique électronique, néanmoins écoutes-tu certains producteurs ?
Ce n’est pas que je n’aime pas la musique électronique moderne, mais j’en écoute peu. J’aime Etienne Jaumet par exemple !
Il a fait un remix de Brazil pour toi, comment ça s’est passé ?
Il était en contact avec James et Gemma de Border Community qui l’ont déjà rencontré. Je suis un grand fan de son album Night Music, je trouve que c’est un disque merveilleux ! Donc on lui a juste demandé s’il accepterait de remixer un de mes morceaux.
Est-ce parce qu’Etienne aime, lui aussi, les vieilles machines que tu aimes sa musique ?
Je ne pense pas qu’il faille impérativement travailler avec des instruments vintage pour être doué. Si tu prends l’exemple de Nathan Fake, lui travaille uniquement sur ordinateur, pourtant ce qu’il fait est très bon. En fin de compte c’est juste un très bon interprète, donc la musique est très bien construite et donc très belle.
Pourquoi tu ne fais jamais de DJ set ?
J’en ai fait quelques uns. Pour moi jouer live c’est un peu la partie recherche et développement de mon travail, donc après un concert peu importe s’il était bon ou mauvais, j’apprends beaucoup, je ramène plein de choses sur lesquelles je peux travailler en studio alors que les DJ sets ne me font pas cette impression. Je ne vois donc pas l’intérêt de développer ce genre de show. En plus je connais plein d’artistes qui sont bien meilleurs que moi : je ne veux pas essayer de concurrencer James Holden.
Dans quelle mesure tes productions sont-elles différentes en live par rapport à l’album ?
Les deux sont très différentes. C’est difficile à décrire, car il y a beaucoup d’improvisation dans mon live ; beaucoup de sons sont créés en direct. Rien n’est figé, rien n’est calculé alors forcément ça évolue beaucoup. La plupart des musiques que je joue en ce moment ne sont pas sorties, j’en profite pour tester des choses. Ensuite, selon comment je l’ai ressenti quand je l’ai joué, je travaillerai dessus ou non. Quand je joue je prend rarement le temps de lever la tête afin de voir quel impact les morceaux ont sur le public, si j’ai l’impression que ça roule, ça me suffit, je n’ai pas besoin de l’aval du public. De toute façon, tu ne contrôles jamais la manière dont le public va réagir ; tu peux faire exactement la même chose dans deux endroits différents et ne pas obtenir le même résultat. Je pense que ce n’est pas une bonne façon de juger la musique.
Après avoir écouté ton album chez moi, j’ai du mal à imaginer quelle attitude les gens adoptent quand tu le joues en live…
Je pense que la plupart des gens dansent, parce que c’est bien plus « club », la manière dont je vais le jouer sur scène. Après un certain temps passé à écumer les clubs, c’est quelque chose qui se développe presque naturellement dans ta musique. Tu commences à prendre en compte les codes propres à ce genre de lieu, comme un certain rythme, et sans le vouloir tu te laisses embarquer par ces choses qui sont fédératrices pour le public, qui prennent sens au milieu de la foule et font qu’ils s’amusent. Tu dois en même temps leur fournir ce qu’ils attendent de toi, pour ceux qui te connaissent, tout en essayant d’amener de nouvelles personnes à comprendre et aimer ta musique. Il faut trouver le juste milieu entre ce qu’ils veulent et de nouvelles choses auxquelles ils ne s’attendent pas du tout.
Sur ton blog tu as copié le tweet d’un mec qui affirmait que tu étais un des plus mauvais DJ au monde et qu’il n’aimait pas ta musique, puis tu as pris le temps de lui répondre… Pourquoi ?
Déjà je préfère avoir de mauvaises critiques plutôt que des bonnes. Je déteste le fait qu’Internet soit devenu une plateforme remplie d’une masse d’opinions sans intérêts. Sur chaque page maintenant il y a tous ces commentaires de gens qui aiment ou qui n’aiment pas, tout le monde a son mot à dire sur ce que tu fais, je trouve ça débile parce que ma musique en soit se fout de ce que les gens pensent. Ma musique ne juge pas les gens qui l’écoutent et je ne la fais pas en me disant qu’ils vont m’apprécier ensuite. Il y a assez de personnes qui l’apprécient pour que je puisse me permettre de continuer d’en faire et ça me suffit. Mais le côté, « ça c’est super » et « oh, ça c’est vraiment le pire » je pense que c’est absurde. Ce commentaire m’a fait beaucoup rire déjà parce que le mec n’a pas compris que je n’étais pas un DJ. La musique est très subjective, tu peux ou pas l’apprécier mais de là à décréter que c’est la pire des musiques… Il n’y a pas de but défini avec ce moyen d’expression, c’est plus de l’ordre du ressenti, alors je les emmerde !
Ton actualité, c’est quoi ?
Le nouvel EP sort le 10 décembre sur Notown et je travaille sur un nouvel album. J’espère pouvoir le sortir sur Border Community.
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Propos recueillis par Sophie Brignoli
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