Plus jeune membre de la New York School, Christian Wolff fait partie du groupe de compositeurs des années 50, aux côtés de John Cage et Morton Feldman, qui ont repensé l’écriture et la performance autour de la musique. À l’époque, Wolff s’intéresse en particulier au principe d’indétermination appliqué à la composition. Véritable pionnier, il écrit des partitions aléatoires avec l’utilisation de symboles, laissant libre cours à une interprétation radicale de la part du musicien. La performance en elle-même devient ainsi un acte social, son but n’est plus la simple reproduction mais bien une interprétation libérée de tous ses codes traditionnels. Son écriture prend une dimension politique lorsqu’il rencontre Frédéric Rzewski et Cornelius Cardew dans les années 60. Il a composé plus de 200 pièces et organise toujours, à 78 ans, des performances autour de ses nouvelles compositions. Une pièce a d’ailleurs été commandée cette année par Why Note, pour la saison artistique Ici l’Onde, et l’ensemble Dedalus a joué avec le compositeur plusieurs de ses travaux. Toujours en pleine forme, Christian Wolff nous a accordé une heure d’entretien lors de sa résidence à Dijon.

 

 

À l’époque où vous étiez l’élève de John Cage, vous expliquiez souvent à quel point il était difficile d’échanger de la musique, vu que les enregistreurs n’existaient pas encore. Les innovations technologiques de ces 50 dernières années vous ont-elles influencé dans votre manière de composer ?
La réponse est non. (rires) Ça m’a permis d’apprécier les performances live de plus en plus, mais aussi de comprendre qu’il existe de multiples façons de produire de la musique. Cependant, j’estime que la seule vraie manière de le faire, c’est à travers une performance. Après, cela peut inclure l’utilisation de matériel acoustique, l’emploi d’enregistreurs… On est avant tout dans une situation théâtrale, une situation sociale. D’un autre côté, les enregistrements sont très utiles lorsque l’on veut apprendre quelque chose sur la musique en général. Les gens doivent se rappeler à quel point notre manière d’appréhender la musique a évolué. Surtout maintenant que tout le monde possède son propre système d’écoute.

Lorsque vous dites que la performance est la chose primordiale, cela explique-t-il le fait qu’il n’y ait pas eu d’enregistrements de vos compositions avant les années 70 ?
Non, pas vraiment. C’était plus une question d’opportunité, de marché… Mais c’est vrai pour beaucoup de mes compositions. Chaque performance est par essence différente, à moins qu’elle ne soit enregistrée. La musique évolue constamment, sauf si elle est captée et seulement alors, elle se fige. Il faut toujours garder en tête qu’un enregistrement n’est seulement qu’une version et qu’il en existe beaucoup d’autres. Le danger des pièces aléatoires que j’ai composées, c’est d’avoir des interprètes qui veulent, avant de jouer, en écouter une version, qu’ils essaient ensuite de reproduire. Ce n’est évidemment pas du tout ce que j’avais en tête en les écrivant.

À propos de l’indétermination dans votre musique, je reprends ici une citation de John Cage : “une pièce n’est jamais terminée avant d’être jouée”. Mais alors, si chaque performance est différente la pièce n’est jamais vraiment terminée ?
En ce sens, c’est tout à fait vrai.

N’est-ce pas un peu frustrant ?
(Rires) Non, pas du tout. Il faut tout d’abord imaginer la partition, qui est elle forcément définitive. C’est comme le texte d’une pièce de théâtre ou un scenario. Chaque fois que sont joués Racine et Shakespeare, la représentation est différente. A partir du moment où les comédiens sont différents, ils amènent tous des qualités particulières qui se mélangent à l’ensemble.

Quand vous avez commencé à jouer ces pièces autour de l’indétermination dans la musique, l’accueil du public était plutôt imprévisible, et souvent très mauvais. Ce n’est apparemment plus le cas maintenant. Pensez-vous que le public comprenne véritablement la musique, ou simplement que leurs capacités d’écoute et d’adaptation à la musique se sont développées ?
Je dirais que c’est un peu des deux. Les personnes se sont habituées à ma musique. Lorsque nous avons commencé ce travail dans les années 50, les gens étaient vraiment déconcertés, surtout ceux qui avaient un solide passé musical, à la fois conventionnel et traditionnel. La plupart étaient perplexes ou déçus, ils n’arrivaient pas à s’identifier à la musique. Depuis, et grâce aux techniques de reproduction de la musique, les gens ont commencé à se familiariser avec différents styles de musique. Aujourd’hui, surtout les plus jeunes, ils sont prêts à écouter n’importe quoi ! Au moins une fois ! (rires) Lorsque j’ai débuté, il n’y avait que très peu d’enregistrements musicaux : peut-être trois versions de la 5ème Symphonie de Beethoven, mais seulement trois ! Maintenant il y en a des centaines au moins, donc puisque les gens ont accès à tout ça, en ce sens il est plus difficile de les surprendre.

Alors comment sa fait-il que votre courant musical ne se soit pas plus développé ?
Ça, je ne sais pas. Peut-être n’est-ce pas très attirant pour la grande majorité. Même si, que ce soit dans la musique de la Renaissance ou les derniers quartets de Beethoven, ces œuvres ne sont pas vraiment dans le top 10 des musiques écoutées… Il y a de la musique classique très complexe avec laquelle les gens ont encore du mal. Mais c’est malgré tout plus simple pour eux parce que c’est dans un cadre, un langage dont ils sont déjà familiers. Avec notre travail, c’est différent puisqu’il est plus difficile de se situer, de se rattacher à des acquis. L’attachement des gens à la musique est différent de leur attachement aux arts visuels. Ils peuvent accepter des choses complètement folles visuellement, mais peuvent avoir de la difficulté lorsqu’ils sont exposés à son équivalent sonore. Il y a une sorte de conservatisme, de nostalgie peut-être, que les gens associent à la musique et personne ne veut remettre ça en cause. Il s’agit de la musique avec laquelle on grandit, les premières chansons pop dont on est tombé amoureux… D’une certaine façon, la musique a un impact direct sur la mémoire, elle s’imprègne différemment des autres arts, ce qui explique le développement d’une certain forme de traditionalisme.

Donc vous pensez que l’éducation est en partie responsable ?
Les conservatoires sont effectivement très conservateurs. C’est étrange, puisqu’on y enseigne encore les modes de représentation de la Renaissance, mais il n’y a toujours pas d’institution qui enseigne la performance au 20ème siècle. Comment joue-t-on Schönberg ou Webern ? On parle ici de musique qui a déjà plus de cent ans ! Mais cela fait partie de la nature conservatrice de la musique, du poids de la tradition. Ajouté à ça le conservatisme institutionnalisé des conservatoires… C’est aussi un enjeu d’ordre économique : lorsqu’on apprend un instrument, si on est très bon et qu’on veut en faire son métier, il faut obligatoirement maîtriser parfaitement le répertoire classique.

Avec Rzewski et Cardew, dans les années 70, vous avez commencé à composer des pièces politisées, d’abord à travers des textes engagés, puis avec l’utilisation de chansons folklores traditionnelles. Comment les avez-vous découvert ? Comment les avez-vous choisi ?
J’ai effectivement commencé par des textes avant de réaliser que ce n’était pas forcément nécessaire. La plupart des gens grandissent en chantant des chansons donc j’ai récupéré un peu de ça : les chants de colonie de vacances, l’ensemble des hymnes appris à l’église… Pour le reste je suis directement allé chercher des enregistrements et des recueils de chansons. Certains chanteurs se sont spécialisés dans les chants engagés comme Pete Seeger aux États-Unis, sans compter l’ensemble des chants utilisés lors des manifestations. Il y a une véritable sous-culture, il s’agit juste d’arriver à mettre la main dessus. Dans les années 70, toutes les grandes villes américaines avaient au moins une librairie spécialisée dans la littérature de gauche avec une petite section musique.

Le fait de supprimer les textes et de concentrer le message politique sur la musique n’amoindrit-il pas le message en lui-même ?
D’une certaine manière si. Mais clairement, nous n’essayions pas de faire des chansons engagées… Enfin si, on en a fait quelques-unes mais ce n’est pas si facile de faire une vraie chanson populaire. Cornelius Cardew en a fait une que j’avais découverte un jour dans un recueil de chansons, mais ça reste exceptionnel. Avec le type de musique que nous composions et le public qui venait normalement nous écouter, on ne représentait pas vraiment le stéréotype du groupe politiquement engagé. Cardew en a fait quelques-unes également, et Rzewski arrivait à trouver des situations dans lesquelles la musique pouvait très bien s’intégrer.

Êtes-vous toujours enseignant à l’université de Dartmouth ?
Non, j’ai pris ma retraite. J’ai 78 ans maintenant. Il fallait que je gagne ma vie, et j’ai très tôt décidé que je n’allais pas essayer de gagner ma vie en tant que compositeur. La seule façon dont j’aurais pu y arriver,aurait été d’enseigner la musique mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Je ne voulais pas mélanger mon travail de composition avec celui plus pédagogique de l’enseignement. Et puis je n’ai jamais vraiment reçu de véritable éducation musicale. Je ne suis jamais allé au conservatoire. J’ai enseigné la littérature à Harvard, après y avoir fait mes études.

Vos étudiants connaissaient-ils votre travail ?
Non et je ne voulais rien faire pour. J’ai enseigné différentes époques, comme par exemple la musique du 20ème siècle et parfois nous finissions cette étude par Cage mais ça n’allait jamais plus loin. Ce qui peut se rapprocher le plus de mon travail, ce sont ces ateliers de musique expérimentale qui consistaient simplement en de multiples répétitions avant une performance. Dans ce cadre, on jouait parfois ma musique. Cet atelier n’était pas forcément destiné à des musiciens ou à des personnes ayant beaucoup de connaissances en musique, parfois je me retrouvais même avec des étudiants ne sachant pas lire une partition.

À une période, vous avez essayé de rendre votre musique accessible à des musiciens non-professionnels. Jusqu’où êtes-vous allé dans cette expérience et quels étaient les résultats ?
Au départ, quand j’étais à New York, nous avions la chance d’avoir un très bon musicien avec nous, David Tudor pour qui nous avons écrit énormément de choses. Je n’ai jamais rencontré un meilleur pianiste de toute ma vie ! Nous avions assez de musiciens sous la main de manière à avoir toujours quelques personnes pour jouer nos pièces. Puis je suis parti de New York et j’ai commencé à enseigner, sans perdre cette envie d’organiser des concerts avec les personnes disponibles. C’est également à cette époque que j’ai commencé d’écrire des pièces dans lesquelles les instruments n’étaient pas spécifiés. Il pouvait très bien y avoir une flûte, un violon et un basson mais de ces trois instruments, seul le joueur de flûte se débrouillait bien… (rires) J’ai moi-même étudié le piano mais pas tant que ça et je ne joue pas si bien, d’un point de vue technique. Avec tous ces éléments, je me suis adapté dans ma manière de composer et j’écris toujours de la musique que je suis capable de jouer. En 1967-68, je suis allé en Angleterre pendant un an, les écoles d’art voulaient que je vienne parler de mon travail, de celui de Cage et de Feldman… Les anglais ont une longue tradition de musiciens issus d’écoles d’art, comme les Beatles par exemple. Alors au départ je ne faisais que leur parler de ce courant mais ce n’était pas la manière la plus efficace de les atteindre, je voulais développer une activité à laquelle ils pouvaient prendre part et apprendre ainsi, en essayant de jouer la musique eux-mêmes. Il n’y avait bien sûr pas de musiciens professionnels, quelques-uns jouaient de la guitare, alors j’ai commencé à imaginer la forme que pourrait prendre cet exercice. Cette manière de composer, rendant possible l’interprétation par des personnes n’ayant que peu d’éducation musicale était très en vogue dans les années 70, beaucoup moins aujourd’hui.

Arrêterez-vous un jour de faire de la musique ?
Hé bien si je deviens trop malade, trop stupide ou trop sénile, oui ! (rires) Mais pour l’instant je vais continuer. Pendant très longtemps et parce que j’étais enseignant, je n’avais que très peu de temps pour composer. Et puis il n’y avait pas véritablement de demande non plus. Maintenant que je suis retraité, je n’ai plus que ça à faire et ça me permet de continuer à avancer. J’ai écris 8 pièces l’année dernière, toujours pour des occasions particulières et elles ont toutes été jouées !

Est-ce que vous écoutez autre chose que de la musique contemporaine et de la musique classique ?
Ah, pas vraiment.

Jamais ?
Si bien sûr, ça m’arrive, il est difficile de passer à côté. Et quoique, ça a beaucoup changé ; maintenant tout le monde a son propre système indépendant pour écouter de la musique. Avant, quand les enfants écoutaient de la musique, j’étais obligé d’entendre. Quand j’étais encore à la fac, nous allions à Dixieland, un endroit consacré au jazz et j’appréciais beaucoup ce lieu. J’ai toujours suivi ce qu’il se passait dans ce style précis, même si je n’ai jamais été fan. Quand John Coltrane joue, il n’y a pas de comparaison possible, c’est tout simplement incroyable. Lorsque j’étais jeune, ce qui passait pour de la musique populaire dans les années 40, c’était par exemple les Andrews Sisters, et c’était vraiment horrible. Dans les années 60, quand j’ai rencontré ma femme, elle écoutait beaucoup de rock, notamment les Beatles… Elle m’en a fait écouté et je trouvais ça pas si mal. Mais après cette période, il n’y a pas beaucoup de musique qui ait retenue mon attention. Je ne me suis jamais retrouvé dans les styles plus récents comme le hip-hop ou la techno, hélas. Cela doit être à cause de mon âge maintenant, je suis simplement devenu trop vieux ! (rire). Mais je reste quelqu’un de très curieux, je suis prêt à écouter n’importe quoi à partir du moment où il y a un intérêt !

– Propos recueillis par Sophie Brignoli
Photo : DR