L’Idéal Club, c’est le nom du music-hall burlesque imaginé par le metteur en scène Philippe Nicolle et les acteurs de la troupe des 26 000 Couverts. Après trois ans de tournée en France avec ce spectacle unanimement salué par la presse, ils ont installé leur chapiteau et leur vieux dancing à Dijon pour trois semaines (du 05 au 29 mars), sur l’espace forain derrière le Palais des Expositions. Pendant 2h30 chaque soir, ils offrent au public une bonne tranche de rigolade et d’humour potache, le tout rythmé par des compositions originales de qualité. On est allé papoter avec Philippe Nicolle afin de plonger dans l’envers du décor, mais aussi pour revenir sur le génialissime épisode des manifs de droite dont il fut l’un des instigateurs en 2003. Interview zinzin.
Dans un récent article du Bien Public, vous expliquez que les 26 000 Couverts sont l’une des dernières troupes en France. Vraiment ?
Enfin, tout dépend déjà de ce qu’on appelle une troupe. Et puis ça a beaucoup évolué selon les époques : il y a eu des périodes où on avait beaucoup de troupes, puis ça s’est institutionnalisé… En ce moment on est dans un éclatement de tout ça. C’est très difficile de continuer à faire des spectacles avec beaucoup de monde, tout simplement pour des raisons budgétaires. Un spectacle comme celui là est un spectacle qui se vend cher parce qu’il y a du matériel et surtout beaucoup de monde à payer, à héberger, à faire venir… Tout coûte de plus en plus cher, et de façon exponentielle. Il y a plein de compagnies qui n’ont pas la chance de tourner autant que nous qui se sont cassées la gueule. Des grandes troupes d’acteurs, comme les 26 000 Couverts, il n’y en a quasi plus en France.
Vous dites ne pas vouloir délivrer de message avec l’Idéal Club, pourtant à la fin on a l’impression que le seul moment un peu sérieux du spectacle, c’est celui où vous expliquez qu’il est important de courir après un idéal. N’est-ce pas ça le message ?
Oui, mais c’est toute l’ambiguïté d’afficher le non message. Évidemment il y a toujours un message, ne serait-ce que celui qu’on se crée, à partir des images que nous proposons. Je suis particulièrement fatigué par cette prétention des artistes à penser qu’ils sont des sortes de surhommes qui doivent imposer leurs pensées, leurs idées au reste du monde. Ce n’est pas aux artistes de répondre au désordre du monde, je pense plutôt qu’ils doivent rajouter du désordre et non pas donner des cadres, et encore moins des leçons de pensées. Je déteste que l’on me dise ce que je dois penser. Les messages débordent, il y en a partout du matin au soir. Moi non, j’ai encore cette illusion de croire que je suis maître à bord et que je sais penser par moi même. Ce moment à la fin du spectacle est ironique, c’est une sorte de note d’intention. C’est quelque chose qu’on demande toujours au metteur en scène quand il a un projet mais c’est fatiguant à faire puisqu’on sait très bien que c’est de l’esbroufe. Du coup, j’ai eu envie de la faire en musique, que ça devienne presque du slam. Avec l’idée toute simple qu’il y a deux couches superposées : il y a une sorte de discours, avec dessus une forme musicale qui vient s’intégrer jusqu’à tout absorber puisque le micro finit par être coupé. Seule la musique reste et ça, ça m’intéresse beaucoup plus que la pensée en soi.
« On est là pour édifier, ramener de l’humain, de la convivialité, lutter contre la désaffection de l’espace public, le fait que les gens ne sortent plus de chez eux »
Comment avoir sélectionné les membres de la troupe pour la tournée ?
C’est un équilibre très particulier une compagnie : c’est une sorte de mélange savant avec des anciens qui sont plus dans une forme de tradition, une façon de faire. Il y a des gens avec qui je n’ai pas besoin de parler beaucoup pour qu’ils comprennent ce que je veux, on se comprend vite et donc on travaille vite. En même temps il y a toujours ce risque de sclérose, de faire toujours les mêmes choses. J’ai vu trop de compagnons qui vieillissent et dont les formes artistiques vieillissent aussi. J’essaie d’éviter ça et vu que c’est un travail très basé sur le collectif, j’essaie d’amener des nouveaux éléments, ce qui était assez facile ici vu que la musique nous l’imposait. Sur ce projet, étant donné qu’il a été fait de multiples versions, depuis 3 ans, avec donc diverses distribution, en gros je n’ai eu qu’à choisir parmi une trentaine de personnes pour constituer la dream team. Et puis, il s’agissait de tourner aussi avec ces gens là, ce qui n’est pas vraiment la même chose. On peut avoir des complicités artistiques avec certaines personnes et pas du tout avoir envie de tourner avec eux, il y a aussi de l’humain là dedans. On est parti ensemble jusqu’à 150 jours par an, on vit beaucoup en collectivité, c’est important qu’il n’y ait pas de gros caractériels, de grands « chtarbés » qui vivent avec nous.
On ne s’use pas trop en tournée comme ça ? Il y a des coups de gueule ?
Bien sûr, il y a un équilibre humain à maintenir qui oscille entre une grande libéralité, être diplomate, savoir écouter les gens mais aussi savoir leur dire non.
N’est-ce pas le rôle du metteur en scène de cadrer la compagnie ?
Tout dépend de la structure, de la taille de la compagnie. Nous on est un peu plus grand que ça, il y a un staff avec une « direction », Sarah Douhaire notre administratrice et Lise Le Joncour qui est arrivée il y a peu mais qui a déjà bien fait sa place. Elle est notre administratrice de tournée donc c’est plutôt elle qui va faciliter les choses, huiler les articulations. Quand il y a un problème, je m’en mêle un peu, mais ça reste difficile de trouver cet équilibre.
L’Idéal Club c’est 2h30 de conneries, mais alors, ça se passe comment au quotidien entre vous ?
Évidemment qu’on ne se marre pas tout le temps comme ça. Mais quand même, les scènes de répétition qu’on retrouve dans l’Idéal Club sont toutes tirées de ce qu’il s’est passé. Et on s’est vraiment beaucoup amusés sur ce spectacle. C’était une manière pour nous d’aborder des choses que nous n’avions jamais faites. Le sketch, ce n’était pas du tout notre manière de faire. La pièce précédente était un Shakespeare, avant c’était un spectacle muet très physique : Le championnat de France de n’importe quoi.
Justement sur la forme, vous avez choisi de monter un cabaret, style qui revient beaucoup à la mode en ce moment. Pourtant on est loin des codes du cabaret traditionnel…
On en est loin et pas loin puisqu’on est parti de ça. Mais alors oui, notamment tout l’aspect plumes, paillettes, les filles à poil… Bon, ça on n’a pas fait, mais il y a quand même du jonglage de seins… (rires) On ne voulait pas aller là dedans. Les vrais cabarets ne fonctionnent pas du tout sur le même système économique que nous, avec le Lido il faut faire de la thune, faire rentrer 500 personnes, qui bouffent, champagne… parce que c’est du privé, des investisseurs… Nous on a la chance… la chance de bénéficier encore de l’argent public, du contribuable. Donc on a quand même une sorte de devoir par rapport à cet argent, il faut aussi qu’on restitue quelque chose qui ne soit pas un pur produit commercial. On est là pour édifier, ramener de l’humain, de la convivialité, lutter contre la désaffection de l’espace public, le fait que les gens ne sortent plus de chez eux. De façon à ce qu’ils sortent de leur piaule, de leur écran, prennent un peu de plaisir à se retrouver…
Vous revenez souvent pendant le spectacle sur la question de sa durée, le fait qu’il soit trop long. Cet aspect est incarné dans l’Idéal Club par deux vieilles femmes. N’est-ce pas une manière d’évacuer ainsi la critique et de montrer que, si l’on partage leur avis, quelque part nous sommes nous même des vieilles rombières ?
(rires) Oui tout à fait, il y a un côté comme ça. Mais je pense que si le spectacle était réellement long, ça ne passerait pas, on le sentirait. Mais oui je suis d’accord, c’est une façon d’écarter la critique… (rires)
On parle d’écriture collective pour cet Idéal Club, est-ce que ça s’est passé comme dans le spectacle, avec les comédiens qui amènent leurs idées et vous qui recadrez ensuite ?
Oui c’est tout à fait ça. Moi j’apporte une sorte de vision globale et tout simplement des idées. Je me suis beaucoup appuyé pour ce spectacle sur les propositions des acteurs, ce n’est pas toujours exactement le même cas, parce que c’est très fin, c’est de la cuisine, du dosage. Mais oui, c’est une écriture collective. C’est un spectacle qui n’a d’ailleurs pas été déposé au nom d’une seule personne. J’y tiens pour la forme hétéroclite que cela apporte, une sorte de chaos, il y a plusieurs couches, différents univers qui viennent se mélanger. Il y a des gens plus jeunes qui ont intégré le travail et ça m’intéresse de voir comment ils voient le monde et surtout ce qui, eux, les fait rire. Le rire est très générationnel et a beaucoup évolué grâce à la télé, au one man show. Les Deschiens sont passés par là et maintenant les Français connaissent les Monty Python, ce qui n’était pas du tout le cas quand j’ai démarré. Je cite les gens que j’affectionne mais les Gad Elmaleh, Palmade, l’esprit Canal +, cette ironie un peu dévastatrice, un peu méchante, sont passés par là et ils ont bouleversé les codes. Je commence à en revenir un peu de ce cynisme, ce sont des choses qui ne m’amusent plus, je pense que nous sommes à une époque où il faut plutôt reconstruire. Je sens que c’est un moment où j’ai besoin d’arrêter de casser et de proposer des choses constructives.
Vous êtes en tournée depuis trois ans avec l’Idéal club, comment arrivez-vous à rendre le spectacle intéressant tous les soirs ?
C’est très délicat. Il y a des gens qui pensent qu’une fois la mise en scène calée, ils s’en vont et c’est parti. Mais on sait qu’au bout de 30-40 dates, ça ne fonctionne pas, surtout pour un spectacle comique, chaque acteur va tirer la couverture et ça en devient plus drôle du tout. Il faut quelqu’un qui équilibre, donc ça c’est mon boulot. Et vu que je suis dans le spectacle aussi, c’est plus facile pour moi de serrer les boulons. Chaque jour on a un rendez-vous d’une heure tous ensemble où on se dit à tous ce qui s’est bien ou mal passé, au niveau technique, mais aussi au niveau du jeu. Parfois on fait des raccords, on va raccourcir une scène, ajouter un nouvel élément, profiter de la tournée pour travailler des nouveaux morceaux. C’est une bonne manière de réveiller le spectacle.
« La plus grosse manif’ de droite, c’était à Aurillac : on était près de 800. Donc avec les skinheads, les femmes de France avec leurs flûtes à bec, tout le monde à genou pendant la Marseillaise… »
Je n’ai trouvé aucune critique négative du spectacle dans toute la presse, c’est plutôt rare, non ?
C’est vrai… qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça… J’ai eu des critiques sur la longueur, du moins au début, parce que le spectacle a été dur à rythmer, sur les 15 premières représentations il était un peu fatiguant à la fin. Une fois qu’il s’est rôdé, quand la presse est arrivée pour voir le spectacle à Paris, on était prêts. On avait installé le dancing, qui était tout décoré, bien plus joli que maintenant. Et les Parisiens quand ils débarquent là dedans, avec un collectif qu’ils n’ont jamais vu, ils adorent. Donc voilà, la presse dithyrambique. T’as de la bonne presse, des pros qui viennent te voir pour programmer le spectacle, on tourne depuis trois ans avec et encore pendant au moins un an ou deux. Mais sincèrement, je n’ai pas vu de presse négative. On a cette chance, les 26 000, d’être un peu marginaux donc on n’est pas non plus la troupe à abattre. Les mecs préfèrent se défouler sur… je sais pas… des compagnies plus en vue. Alors que nous, tout le monde trouve que c’est bien. Mais je ne sais pas si c’est positif au fond, ça m’inquiète un peu. Parfois je me demande si on n’est pas trop consensuels… Mais ce spectacle n’est pas consensuel du tout.
Pour finir, j’aimerais revenir sur l’épisode des manifs de droite en 2003… (ndlr : des manifestations absurdes à prendre avec humour, on précise)
C’est quelque chose qu’on a initié avec Fred Tousch, pendant les grandes gué-guerres d’intermittents. On s’est fait débordés assez vite d’ailleurs. Les images de la manif’ à Paris qu’on retrouve sur le net sont celles qu’on avait organisées. Il y avait 250 personnes, dont pas mal d’intermittents, quelques affiliés. La plus grosse manif’ c’était à Aurillac : on était près de 800. Donc avec les skinheads, les femmes de France avec leurs flûtes à bec, tout le monde à genou pendant la Marseillaise… À Aurillac tout est permis donc c’était génial, les mecs arrivaient en majorette, en curé, c’était très drôle. 2003 était une période vraiment agitée, on s’est retrouvé en plein milieu du truc parce qu’on créait notre spectacle Le championnat de France de n’importe quoi alors que c’était la grève. C’était rude. Alors on a commencé à faire la grève et on s’est rendus compte que finalement l’annulation des festivals c’était peut-être pas très bon parce que plus personne ne venait donc on n’avait plus la parole. On s’est dit qu’on allait garder le festival, jouer malgré tout. Et d’autres intermittents à Chalon, en Côte d’Or, des copains, nous disaient qu’il fallait annuler, qu’on était des traîtres. Ils venaient perturber notre spectacle alors on leur laissait le micro et on arrêtait là. Enfin bon, moi ça me fatiguait vraiment. À Aurillac on avait donc installé un stand qui s’appelait « Intermittents = fainéants », on était quatre mecs de droite et on faisait des animations pour faire comprendre pourquoi les intermittents étaient des fainéants. On avait organisé un concours de slogan, c’est d’ailleurs pour ça qu’il y en a autant, on insultait tout ce qui était « arabe », « handicapé », enfin, des trucs vraiment méchants… et ça a cartonné. Le samedi on s’était donné rendez-vous pour aller déchirer les tracts du festival. Mais bon c’était resté dans le petit milieu des intermittents, notamment de rue. Après on a fait ça de Notre Dame à l’Assemblée dans Paris, ce qui était un gros coup, filmé en plus. Et plus tard, à l’occasion de l’élection de Sarkozy, alors que j’étais en Inde, on m’apprend que des mecs veulent reprendre la manif’ de droite. Je trouvais ça bien, et puis ce n’était pas un spectacle, c’était vraiment une manif’, un truc gratuit. J’étais ravi que certains veuillent s’en emparer. Il paraît qu’ils l’ont fait en Chine, aux États-Unis. C’est dingue.
– Propos recueillis par Sophie Brignoli
Photos : Stef Bloch
L’Idéal Club, du 05 au 29 mars à Dijon, sous chapiteau (rue du Général Delaborde)
Plus d’infos ici.