Des fois c’est toi qui descends le Scrabble, et des fois c’est le Scrabble qui te descend. Mon mercredi soir à la maison de retraite des Marguerites avec le Scrabble-Club dijonnais.

(article extrait du magazine Sparse – décembre 2013)

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À quand remonte votre dernière partie de Scrabble? La mienne date de l’époque où mes yeux dépassaient à peine la table du salon de mes grands-parents. Je devais prendre appui sur le rebord pour mieux apercevoir mes lettres, ces petits carrés blancs disposés sur ce qui ressemblait à un minuscule banc gris. Etrange support tournant le dos aux joueurs trop curieux mais surtout à ce plateau imposant, rempli de cases vides n’attendant plus que nos ingénieuses trouvailles orthographiques. La guerre des mots commençait ici et autant vous dire que mes grands-parents étaient des champions. Pas facile de se faire sa place quand ton pépé jongle avec les consonnes et les voyelles sous tes yeux pour en faire un mot que tu n’entendras qu’une seule fois dans ta vie. Même si le but du jeu consiste à scorer un max et traumatiser ses adversaires à coups de vocables bien placés, il résidait un esprit d’entraide indéniable. Ensemble, nous cherchions à maltraiter ce croupier invisible mais coriace : la langue française. La partie venait de commencer et pourtant j’avais la forte impression que nous étions assis là depuis trois jours. Un vrai calvaire. Je priais de toutes mes forces pour qu’un léger tremblement de terre vienne inopinément défoncer la partie et plonge ces foutues lettres dans un monde post-apocalyptique où les lois linguistiques seraient réduites à néant : « Bon j’ai pas trouvé mieux que « ejzokrpzrae » en 11 lettres, aussi synonyme de « ripejkrjakper. » Le deuxième Z compte double, à toi mamie ! ». Voilà mes derniers souvenirs scrabblesques et peut-être avez-vous les mêmes… Qu’on se le dise, ce jeu nous a tous rendus cinglés à un moment ou à un autre, quitte à jouer à celui qui osera poser « e.n.c.u.l.e.r », mot en sept lettres, (on appelle ça faire un Scrabble, NDLR), ce qui fait 59 points tout de même.

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DROGUÉ PAR LES LETTRES. Aujourd’hui, les choses ont changé. Je ne collectionne plus les cartes Pokémon mais les refus des recruteurs, le chômage quoi. Et ce qu’il y a de troublant pendant cette période délicate, c’est le fait de se focaliser sur des choses pour le moins inhabituelles. Un peu comme dans le film Paranoïak où un ado purge sa peine à domicile, bracelet électronique sur la cheville: le jeune malfrat joue avec sa bouffe, geek comme un malade et espionne ses voisins. Assurément, je n’en suis pas à ce stade mais c’est de cette manière que mon intérêt pour le Scrabble a dépassé les soixante secondes. J’avoue que ma nièce de dix ans n’y est pas non plus pour rien. C’est elle qui m’a récemment initié à ce Léviathan du jeu de société dans sa version junior. Les règles sont à peu près identiques, à la différence qu’un mot ne peut pas excéder cinq lettres. Pas si évident que ça mais je suis parvenu à faire mes preuves avant que ma nièce n’ait trouvé l’idée de se prendre pour Zorro, armée des fameux supports à lettre. Je pouvais la comprendre, elle perdait et moi je claquais du compte double sans scrupule. Je devenais bon et j’adorais ça. L’addiction se faisait sentir à tel point que si un pote sortait un mot improbable, je comptais les points dans ma tête. Les lettres n’avaient jamais eu une telle signification pour moi, elles s’accompagnaient désormais d’une gymnastique neuronale et d’une légère pensée : «Ah ouais, il pourrait pas mal rapporter ce mot-là ! »      Après ma nièce et sa version junior, je me suis rapidement mis à défier tout le reste de la famille sur le modèle Deluxe à cases creuses (les lettre ne se baladent pas sur le plateau, c’est hyper pratique). Ça envoie  du compte triple et du compte double dans tous les sens, un vrai carnage… Mais très vite, les choses se sont essoufflées. Mon entourage en avait ras-le-bol de ce challenge constant et quelque part de moi et du Scrabble. Il était temps de changer d’arène, de me mesurer à des pros.

« On ne t’a jamais vu toi !
Tu es quelle série ? »

« Les Marguerites »,  maison de retraite pas très loin de la place de la République, accueille le club de Scrabble dijonnais du même nom. Ce mercredi, l’entraînement est à 20h15. « Le lundi après-midi il y a plus de monde mais ce soir on aura d’excellents joueurs ! » m’assure Huguette, présidente de l’asso et arbitre de la partie. En poussant les portes de l’arène, je suis tout de suite interpelé par Armelle, une habituée. « On ne t’a jamais vu toi ? Tu es quelle série ? » Euh, j’ai peur de ne pas bien comprendre, c’est ma première fois. « Alors tu es série 7, moi je suis en 3B. Tu joues beaucoup ? Je connais un site web super pour s’entraîner. »

J’ai cette sensation d’être dans ce club depuis toujours avant même d’avoir pu poser ma première lettre. On m’accueille comme le nouveau, celui qui doit se présenter au groupe. Je ne déroge pas à la règle et me tiens debout devant la vingtaine de participants. Assis face à moi, chacun est équipé d’un curieux Scrabble miniature… Je suis inquiet. La confusion s’empare de moi mais je m’en tiens à ma présentation sans omettre de raconter l’anecdote de la partie endiablée avec mes grands-parents. « Tu prononces mal le mot Scrabble ! » me coupe Bernard, un moustachu planqué au fond de la salle. Je corrige mon erreur (je prononçais à l’américaine) et j’annonce mes victoires en précisant que ma nièce ne s’en remet toujours pas. Tout le monde éclate de rire, on s’installe sans plus attendre et personne ne m’a encore dit pourquoi leurs Scrabbles sont rétrécis. C’est là que Mireille entre dans la partie, elle est ma coach attitrée pour la soirée. Pendant les préparatifs, Mireille démystifie tout. Je la blinde de questions : pourquoi nos lettres sont toutes petites ? C’est quoi ce plateau géant au milieu de la pièce ? À quoi servent les ordinateurs ? T’es quelle série ? Elle prend le temps de tout m’expliquer.

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MIND-FUCKING GAME. Il existe deux types de Scrabble. La forme la plus commune est celle qu’on connaît tous mais elle ne se pratique que très rarement en entraînement. Doté d’un facteur chance et laissant place à la stratégie et autres fourberies, le Scrabble classique s’apprécie plutôt en compétition à en croire les adeptes. Pour s’entraîner efficacement, il existe une deuxième façon de jouer : le Duplicate.

Ce soir, c’est à ce jeu auquel je vais m’initier. On m’apporte un mini plateau et l’intégralité des lettres de l’alphabet qui n’ont plus de secret pour moi. Les règles sont similaires au Scrabble classique à la différence qu’ici, chacun joue les mêmes lettres tirées par un arbitre. On ne joue pas les uns contre les autres mais on se mesure aux résultats de l’ordinateur. En gros, le but est de taper un max de points grâce aux lettres tirées, jusqu’à ce qu’un logiciel calcule le mot qui fera le meilleur score. Chacun pose alors le mot de l’ordi sur son mini Scrabble personnel et l’arbitre tire de nouvelles lettres. Le logiciel établit les meilleures solutions possibles et imaginables pendant que les joueurs tentent de s’en approcher. Un énorme plateau est disposé dans la salle afin que personne ne soit perdu.

« Je pensais que DELUTIVE passerait,
mais non… »

BIENVENUE DANS LA MATRICE. Avant que la partie ne démarre, on applaudit tous Guy pour une raison qui m’échappe encore. J’ai souvenir qu’il était question de « rang n°103 », de «qualif» et de championnat de France. Maintenant qu’on parle palmarès, j’apprends qu’un jeune de 17 ans présent dans la salle a participé au championnat du monde au Québec. Respect ! Mireille a fini d’installer son environnement de jeu confectionné par ses soins (lettres aimantées, plateau customisé), on peut commencer la partie. Tout de suite, les trois minutes accordées permettant de constituer son mot paraissent trois secondes. A ce moment précis, je perds mes moyens en oubliant que « BAFFLE » prend deux F, qu’il n’y a pas de E à YETI et que YOLO n’apparaît pas dans le dico officiel du Scrabble bien que WECH et KEUF soient tout à fait acceptés (selon le petit livret des nouveaux mots 2012 de Mireille). « La technique c’est d’abord penser aux terminaisons, 75% des mots posés sont conjugués, ne l’oublie pas!» déclare ma coach tout en posant KEA (nom d’un perroquet de Nouvelle-Zélande, ndlr), trois lettres disposées de façon précise qui récolteront 41 points. Une feuille permet d’écrire ses mots, son score et le cumul des points. J’ai vite abandonné l’idée de cumuler les points pour me focaliser sur les lettres. Je n’ai pas le temps de réfléchir, ça fonce à toute allure, le Scrabble junior me manque. Une heure de jeu et mon cerveau subit déjà les dommages collatéraux. Je bois les généreuses paroles de ma coach mais devant moi, les chiffres et les lettres se mélangent. Mireille voit clair dans son jeu et ne panique à aucun moment. De mon côté, je vois une putain de matrice défiler. « INQUILIN ! » martèle l’arbitre. Mireille lève les yeux et fronce les sourcils. « Je ne le connais pas celui-là ! », elle s’empresse de le noter, je fais de même. Agitation dans la salle, tout le monde veut connaître la signification du mot. L’arbitre calme la foule en promettant de divulguer sa définition à la fin de la partie. Je ne suis absolument pas rassuré mais Mireille me conforte et m’assure que c’est normal.

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Un papier est déposé sur notre table, il est sèchement marqué d’un trait rouge. Le mot qu’avait trouvé ma coach a été refusé par l’arbitre, il n’existe pas. « Je pensais que « DELUTIVE » passerait, mais non… » Elle se mange un zéro qui ne la pénalisera pas pour autant, croyez-moi. La partie se déroule et je me sens comme enfermé à l’intérieur d’une bulle. J’ai des pulsions destructrices qui surgissent mais heureusement, une panne informatique transformée en pause bonbon viendra écourter mon angoisse. « Alors, tu te sens comment ? » me demande la présidente du club en me tendant un bec. Je sens que je vais claquer au deuxième round et vomir quelques voyelles. Malgré tout, on attaque la deuxième heure qui s’avère moins chaotique. Je place un petit « MARCHA » à 24 points, suivi de « NOYÉE » rapportant 34 points et une « LOUVE» à 10 points. Ça score ! Mais, je suis encore très loin derrière Mireille qui fait de l’ombre aux algorithmes du logiciel, occupé à produire des mots qui me sont tout bonnement inconnus (MOYEU, NIMBER, LLOYD, AFAR, BAROUFE et j’en passe). Il est 22h30 et il ne reste pratiquement plus de lettres à placer. L’arbitre annonce la fin de la partie. Certains se félicitent, échangent leur score avec le voisin, se complimentent d’un joli coup, se disent déçus d’un autre… Mireille range ses lettres et comprend ma surprise quant à la difficulté et la rapidité d’une telle performance. « Au début, c’est pas évident ! Mais en persévérant ça porte ses fruits. » Après l’annonce du classement où ma coach aura frôlé les 1000 points, des joueurs s’impatientent de connaître mes impressions. Je leur témoigne mon admiration et avoue vivre un certain traumatisme. Chacun repart le Scrabble sous le bras, quelques retraités regagnent discrètement leur chambre et moi je ressors de là complètement vidé. Des consonnes plein la tête et ce surprenant sentiment de rupture. Celui de m’être fait plaquer par la langue française.

– Antoine Massot 
Photos : A.M.

(article extrait du magazine Sparse – décembre 2013)