Yves Jamait, pour moi, c’était la bande son de la bagnole de mon père, c’était les albums dédicacés qui trônaient sur les étagères des rades dijonnais, les soirs pluvieux d’il y a dix ans, pas grand-chose en somme… Jusqu’à une nuit à la Nouvelle Orléans, à retourner une chambre d’hôtel entre amis et deux bouteilles de whisky, sur l’album De Verres en Vers, à quelques pas des rues qui ont vus naître le jazz. Il y a quelques mois, sur les trottoirs de « ma précieuse bourgeoise », je remarque l’affiche promo d’Amor Fati, sur les panneaux rutilants JC Decaux et je me dis que ce vieux Yves est toujours là, mine de rien. Inspiré par Nietzche, une vision limpide et populaire des choses mais aussi ses propres contradictions, l’album sortait en novembre dernier. Comme souvent, fatigué par l’ironie qui gangrène notre siècle, je me mets l’album et un café, puis je prends le téléphone.
J’ai trouvé un album très éclectique, infus de sons latinos, blues rock et même de ska, mais aussi un album plus produit et plus lisse… Je trouve que c’est un album assez vindicatif par rapport à certains autres que j’ai fait. Après, est-ce un lissage esthétique…? C’est pas calculé tout ça, j’ai toujours fait un peu comme ça venait, on s’est pas dit : « On va essayer de faire plus lisse ». Effectivement, au début, je ne savais pas ce qu’était un bon musicien et puis on avance et les propositions se font. Mon batteur, qui s’occupait du mix, avait déjà emmené l’avant-dernier album vers la variété mais c’est pas une histoire de valeur. Depuis le tout début et De Verres en Vers, j’ai toujours revendiqué le fait d’être un chanteur de variété donc je rentre tout à fait dans cette idée.
Amor Fati signifie accepter, embrasser le destin. J’ai l’impression que dans cette chanson, embrasser le destin, c’est embrasser une femme, comme si le destin s’embrassait à deux. Si j’avais fait une théorie philosophique, j’aurais plus fait chier qu’autre chose, j’oublie pas que je fais des chansons. J’avais envie d’appeler cet album Amor Fati mais je ne pensais pas en faire une chanson. À partir du moment où ça m’a un peu tripoté, j’ai décidé d’en faire une chanson audible pour celui qui ne connait pas la thèse philosophique d’Amor Fati (ndlr : expression popularisée par Friedrich Nietzsche) C’était aussi une façon très athée pour moi de dire « Inch’Allah », « Ainsi soit-il » ou « si Dieu le veut ».
Du coup, on ne retrouve pas le Jamait solitaire des bars de Dijon… Je suis beaucoup plus pluriel que ça, chacun de nous l’est. Je continue de le revendiquer.
Sur Prendre la Route, on retrouve carrément un son swing, avec du banjo et du scat. C’est le passage « noyé parmi les siens… quand les amis nous camisolent » qui m’a intéressé. Est-ce que vous avez déjà ressenti le besoin de quitter Dijon ? Prendre la route, c’est assez symbolique pour le coup, je suis pas un grand voyageur… À chaque moment de nos vies on se retrouve emprisonnés dans le quotidien, dans ceux qui nous entourent. Ne serait-ce que déjà dans le départ de l’enfance, de l’adolescence, quand il faut sortir d’un carcan qui peut aussi être précieux. J’ai eu des décisions à prendre dans ma vie professionnelle et sentimentale, ces dix dernières années. Ça arrive plusieurs fois dans une vie et c’est dans la continuité d’Amor Fati, il faut arrêter de se dire qu’on subit… mais je ne donne de leçons à personne.
Dans Les Parapluies Perdus, on retrouve un son beaucoup plus fidèle à vos débuts. C’est drôle parce que c’est un des rares morceaux sur lequel il y a une boucle électro. On l’a un peu fait exprès, c’est une espèce de musette jazz manouche dansante. Dansante mais un peu boiteuse.
Dans La Lune et Moi, avec les paroles « Je sais qu’un jour tu passeras, je reste là, j’attends », j’ai pensé à la Passante de Baudelaire. Merci, quel compliment.
Quelles sont vos lectures à part Nietzsche ? Je lis beaucoup de philo en ce moment, effectivement. Pierre Rabhi et Onfray parce que j’ai jamais appris la philo, donc à travers Onfray, je découvre des gens. Dernièrement Camus, justement.
C’est bizarre j’ai lu L’Étranger avant-hier. Bah moi, deux fois cette année ! Je vais fouiller dans les classiques parce que vu mon Bac -6, je suis toujours friand de tout ça. J’aime voir où je positionne la littérature, je suis un autodidacte, je suis jamais rassasié. Et c’est vrai que c’est agréable quand les gens décortiquent et se rendent compte que je ne suis pas qu’un chanteur à accordéon. Mais pour en revenir à La Lune et Moi, c’est naturellement quelqu’un qui attend la fortune… la chance hein, pas le pognon, à travers une femme… ou autre. Sinon je lis Philosophie Magazine et j’écoute France Culture, ce qui me repose beaucoup. Je n’ai plus de radio, plus de télé, j’écoute plus rien à part ça.
Justement, avec Ridicules, on tombe dans le politique. Oui, c’est une chanson que je voulais faire depuis longtemps sur le maquillage et les politiques à la télé, je trouve ça tout le temps assez… ridicule. Ça rappelle un peu la Cour et puis voir quelqu’un qui est fardé comme tout (ça se voit beaucoup avec la HD !) et qui dit « attention à vos retraites » ou « soyez sérieux », voilà, qui est sérieux là-dedans ? En voyant, le documentaire Les Nouveaux Chiens de Garde, j’ai été conforté, ça m’a donné encore plus envie de faire cette chanson.
Vous êtes de quel quartier ? J’ai fait Chenôve, les Grésilles et Marsannay. Et puis Fontaine d’Ouche, j’avais pris un appart avec mon frère, quand j’étais jeune.
Dans C’était Hier (« C’était hier, c’était en France, c’était en France et j’suis pas fier »), j’aimerais savoir de quels faits vous parlez, est-ce qu’on parle de rafles, de l’affaire Leonarda ? J’ai fait exprès de ne pas amalgamer tout en amalgamant, je me permets de raconter une histoire et les gens peuvent se dire : « Il parle de 40 ou d’en ce moment » ? Il se trouve que ma fille était dans une école avec des enfants étrangers, de temps en temps ils se mélangeaient avec les autres classes pour apprendre la langue. C’était des Géorgiens, et puis du jour au lendemain, les flics sont arrivés à 6h du matin dans l’hôtel où ils résidaient, ils ont séparé les parents, qui ont ensuite couru après le bus, etc. Enfin, un truc assez horrible. Là je me pose la question, pourquoi on fait ça comme ça ? À 6h du matin, si ça, ça ressemble pas à quelque chose qu’on a connu autrefois… Je ne remets pas en question le fait qu’il faille faire sortir des gens parce qu’ils sont entrés illégalement, je sais pas, je connais pas assez le dossier mais je me demande pourquoi on s’intéresse à eux après trois ans. Ils sont là depuis tout ce temps, ils ont des gosses à l’école et puis d’un coup, c’est tranché, comme ça, un matin. C’est la méthode, la manière, pourquoi on laisse faire ça à des flics qui font une descente musclée ? Pourquoi rajouter de la violence ? On n’est pas face à des gens qui sont prêts à en découdre. Quand je dis « les hommes en bleus aux cœurs vendus », je me demande s’il n’y a pas une décision préfectorale qui dit : soyez violents. C’est quelque chose qui me choque profondément.
À propos de quelque chose qui peut vous choquer, j’aimerais connaître votre avis sur l’affaire Dieudonné et notamment ses interdictions de spectacle ? Je suis absolument convaincu que Dieudonné n’est pas antisémite et je trouve ces interdictions de spectacles absolument nulles ! Ce sont des discussions que j’ai à bâtons rompus avec d’autres gens, des gens qui sont juifs et qui sont un peu remontés parce qu’ils ne voient que la partie visible de l’iceberg. Déjà Valls n’est pas un mec de gauche et c’est un peu facile ce qu’il fait. Je pense que c’est lui qui se ridiculise le plus.
On reste dans la politique avec la 11e piste de votre album, L’Europe. Un blues-rock anti-Européen ? (Il semble se redresser dans son fauteuil et parle plus fort dans le combiné) Alors, un certain M. Hoppe avait twitté sur moi en disant que j’avais fait une chanson lamentable sur l’Europe (ndlr : @yannickhoppe, le 28 novembre : « En dénonçant #Maastricheurs et #Lisbonnimenteurs, la chanson sur l’#UE d’Yves #Jamait sent bon le petit #populisme de comptoir #JamaisJamait. Je trouve la chanson […] bien + lamentable que formidable ») Les tweets, je trouve ça lamentable, mais apparemment ces Messieurs politiques aiment bien en faire. J’ai ensuite appris que c’était un Monsieur qui défendait l’Europe (ndlr : Yannick Hoppe : Vice-Président du Mouvement Européen – France / Président UDI-Jeunes Côte d’Or / ex-Président France-Israël Jeunes). Je suis un peu inquiet, vu la façon dont il interprète une chanson, j’espère qu’il lit un peu mieux les traités européens. Apparemment, on a à faire à des gens qui ne savent plus bien les lire, vu les traités qu’on a aujourd’hui. Je suis pas anti-Européen, je suis plutôt pro-Européen mais je ne veux pas d’une Europe au rabais, faite par des marchands. Pourquoi on court après les Roms, alors que c’est après les marchandises qu’il faut courir ? Ça n’engage que moi, j’ai le droit de le dire et je le dis effectivement. Je dis ma déception et j’avoue aussi qu’on a peut-être été un peu cons ! Dans cette chanson, je critique ma génération mais je m’implique aussi… je ne critique jamais en disant : tiens, les cons, là-bas !
Dans Ah la prudence ! (ndlr : paroles écrites par Charlélie Couture) et Le Schizo, on trouve une certaine contradiction, entre électeur et consommateur, par exemple. Il y a quelques années, j’étais caissier à Carrefour Toison d’Or et je vous avais vu à quelques caisses de moi, en train de signer des autographes. Ça m’avait choqué et récemment, j’ai vu que vous aviez fait une séance de dédicaces aux Leclerc d’Autun et de Montceau… Oui, ça pourrait être vu comme une dichotomie et je le comprends tout à fait mais en même temps, je fais quoi ? Je ne passe plus à la radio, je ne fais plus rien, je ne dis plus rien et je me retrouve dans ma grotte ? C’est un peu difficile à songer. Mais toujours de la même façon, dans Le Schizo, je dis : il y a chez moi, chez vous, chez nous, des entités qui cohabitent, je ne dis pas aux autres « vous êtes des cons parce que vous allez consommer », je suis aussi dans cet engrenage-là et je le regrette. Mais quand je fais des séances de dédicaces à Leclerc, je pense que ça humanise un peu cette façon de faire du commerce. Par exemple, quand j’étais jeune, je ne supportais pas Valduc et le nucléaire, et j’ai eu trois fois l’occasion d’y bosser, j’ai jamais voulu y aller… et on y était bien payés ! Aujourd’hui, je peux pas être aussi radical que quand j’étais jeune. J’essaie un peu de contrôler la chose, je ne suis pas un grand consommateur mais je ne peux même pas lutter contre, c’est impossible. Si je veux pouvoir causer à une société, je suis obligé de participer à une espèce de circuit qui est déjà là. C’est très difficile d’être complètement hors-circuit mais j’ai tout à fait conscience que ça peut gêner ou choquer, j’ai d’ailleurs eu des réflexions à ce propos sur mon Facebook officiel. Maintenant, ceux qui me feraient ce procès éventuel, j’espère qu’ils se tiennent très bien !
– Propos recueillis par Anthony Ghilas (jan. 2014)
Photo : DR