Fin septembre, l’opéra de Dijon lançait la première de ses productions lyriques de la saison avec le Castor et Pollux de Rameau. Occasion bien tombée de faire sauter le bouchon pour les 250 ans de la mort du compositeur français, rénovateur et légèrement rancunier avec l’académie. Un mois plus tard, on ne s’en est toujours pas remis.

Castor et Pollux

Et l’opéra nous la fit à l’envers.
On nous annonçait du baroque à la Française. Et pas du petit rococo, du royal, de l’impérator ! Une version mâtinée par Barrie Kosky, future comète teutonique de la mise en scène, et reprisée pour sa version dijonnaise et lilloise par Yves Lenoir et Emmanuelle Haïm. C’est déjà ça qui frappe au sortir des 3h30 de spectacle. Pas un chef à l’origine du projet. Voilà une lubie de metteur en scène qui convoque pas moins de trois orchestres différents pour les prod’ berlinoises et londoniennes avant de rebosser la partie pour Dijon et Lille. Kolossal projekt. Mais pas pour rien, on nous annonçait du baroque, cette version l’est radicalement tant elle s’entête à juxtaposer le dissemblable et les contraires. Mariage de la carpe et du lapin (choisissez qui fait quoi). Les salves de joie d’Emmanuelle Haïm, vivante parmi les vivantes, face à la vision de Kosky aussi froide qu’un glaçon patinant sur un lac de Bavière en janvier. Et c’est cela qui rejoint, précisément (et hors de toute tentative de musicologie), le champ du Baroque. La chaleur boisée développée par Haïm au coeur de la partition de Rameau, éreintante de puissance et d’intranquillité, répond avec classe, bonheur et harmonie à la mise en scène terriblement efficace et ultra-sensible de Kosky. Quand on voit ces derniers temps d’autres faiseurs de théâtre s’empêtrer dans le carton-pâte soi-disant régénérant la même partition, on est heureux d’avoir cette version-là à Dijon. Rameau en prend pour son grade. Premier officier des lignes baroques à la Française.

castor et pollux 1

Et l’opéra nous la fit à l’envers (bis).
Rien d’attendu dans cette version de l’histoire des deux futurs jumeaux-étoiles, paire de demi-dieux sortie, littéralement, de la cuisse de Jupiter. Quatre actes où les enfers regimbent et recrachent leurs morts, où l’histoire se termine dès le début (mort de Castor au combat), où tout danse cul par-dessus tête. « Que tout gémisse, que tout s’unisse » entend-on dès le début du premier acte. Rameau nous prévient d’emblée, l’action ne s’arrêtera pas avant que Pollux et Castor, main dans la main, ne se mettent à faire danser les planètes, leurs satellites et leur manège enchanté. Tout est taillé à l’économie dans le livret et le montage se rapproche étrangement d’un montage de cinoche. Tiens, Polanski ou Samuel Fuller par exemple. Rapide, sec et furieusement porté sur le seul plaisir de l’histoire. Barrie Kosky fait nombre en mélangeant figurants et choristes, fait mouche en cadrant, au sens premier, l’histoire dans sa boite de contreplaqué suédois. Là encore, on quitte l’opéra commun pour aller baguenauder sur les terres du cinéma. Un cinéma éclaté où la bande originale est visible et où l’écran prend de la profondeur.

Tout agissant dans le plus pur des dénuements. Radikal pour du baroque représenté en scène. Dans cette boîte, idée magnifique, travaille tout l’héritage des machineries de théâtre (murs montant et descendant) dont la vitesse d’exécution est elle-même pensée pour être émouvante. On imagine facilement Barrie Kosky assis sur son dispositif scénique, s’amusant le regarder cracher ses petites figurines colorées dans la pâleur sourde et vénéneuse des lumières de scène.

Autre chose notable, les corps des chanteurs (impeccable en passant, à un ange falsetto près) est mis en scène lui aussi, jamais laissé à la traine de la perf’ vocale. Les corps se cognent, s’écharpent. Même si on ne retrouvera sans doute pas les bagarres de cet opéra au générique d’Expendables 4, les protagonistes de la fable métaphysique ciselée par Rameau sont sans cesse en mouvement, soutenus par une scénographie et des effets de masse taillés au cordeau. Simple et d’une ascèse magnifique.

Castor et Pollux 2

Et l’opéra nous la fit à l’envers (ter).
C’est donc la mise en scène de Kosky qui mène la danse. Inquiète comme un lapin sous la pleine lune. Mais à cela répond les envolées solaires malaxées en direct par la baguette d’Emmanuelle Haïm au combat avec la partition de Rameau, pleine de chausse-trappes stylistiques. Plus sobre que dans sa version splendide du Messie d’Haendel en décembre, la chef n’en est pas plus sage pour autant. En alerte constante, elle réussit même à perforer la partition de quelques silences longs et denses, qu’elle laisse gonfler sans joie feinte. Là encore, les pianissimo laissent entendre le son produit par les corps se jetant contre les parois de la boîte-décor. S’accommodant parfaitement du dépouillement ambiant, les choeurs et orchestres du Concert d’Astrée se révèlent dans toute la précision de leur exécution. Le relief ne manque jamais, une fois encore, au service des corps en action, voix comprises. On avait entendu Haïm dynamiser Haendel dans Agrippina, avec la mèche de Kosky raccordée à sa baguette, elle dynamite Rameau avec un respect qui ne se mue jamais en déférence crasse. Cette version du Castor, raide, épuisante et salutaire, pourrait être l’exemple-type de ce qu’on ne doit pas attendre d’un opéra. Une annexe des baraques à plaisirs portuaires. Parfait, donc.

– Badneighbour
photos (c) Gilles Abegg