Chaleureusement conviée à assister aux deux spectacles du festival de danse Instances programmés à l’Espace des arts de Chalon-sur-Saône, je n’hésite pas une seconde. À la lecture du programme, j’ai en tête les grandes prêtresses de la danse que sont Martha Graham, Isodora Duncan, Loïe Fuller et bien d’autres, reines de la modernité célébrées dans l’exposition de rentrée Féminines futures au Consortium.

Ruines-TJulien

Dans le hall, un écriteau annonce la direction à prendre en cas de place paire. Je m’inquiète, j’ai reçu une place au hasard, je suis séparée de mon cercle. Tant pis, allons bon, je ferai avec. Jusqu’à ce que je m’arrête plus en détail sur mon rang et mon numéro pour trouver mon emplacement : A10. Je n’y échappe pas, le premier rang me tend les bras, celui qui est fui par tous les traumatisés des spectacles de cirque choisis par un clown barré pour une expérience d’humaliation publique qui restera ancrée à jamais en eux. Je dépasse cette première appréhension non sans peine jugeant qu’une immersion totale peut être une bonne expérience, le 10 me conduisant exactement au milieu de la rangée.

RUINES, TATIANA JULIEN et MARINE DE MISSOLZ

Rapidement la salle se tait, la lumière baisse. Ah non, elle ne baisse pas radicalement mais continue d’éclairer le public de manière légèrement plus tamisée. Je n’y prête pas plus d’attention, le premier rang m’oblige à lui tourner le dos bien que cette mise en lumière semble avoir perturbé l’inconscient collectif du public. Le décor est planté depuis quelques minutes, en attente. Trois chaises, deux suspendues, une à terre, et, dans ma diagonale, une robe accrochée à deux cordes laisse entrevoir deux pieds fuselés de ce qui pourrait être une poupée. Après quelques minutes, le corps de la danseuse se laisse choir à terre, libéré de sa camisole fleurie. En culotte, les cheveux attachés, elle rampe tel un animal, court, tourne sur elle-même dans une suite de pas issus de la danse classique. Visiblement, cette dame est perdue. Je me rappelle le titre du spectacle, Ruines. D’abord vêtue d’une robe lourde, la danseuse s’assied et révêle une posture de profil digne de films d’horreur. Ok, elle semble errer sur un tas de ruines et puis se pose des fragments de questions existentielles. Après quelques acrobaties maîtrisées, quelques chutes à mes pieds (oui je suis toujours au premier rang) et quelques arrêts à terre illustrant la fragilité du personnage en quête de lumière, la dame revient, telle une déesse dans un rectangle de lumière, enchanter la salle de mouvements magiques. Elle s’avance dans sa longue robe noire négligemment déchirée, absorbant toute réalité au passage. La voilà, ma Martha Graham ! Mais cela ne dure qu’un temps. Très vite la danseuse retombe dans l’angoisse, dévallant presque nue la scène où seul un pan de mur lui permet de se réfugier (et acessoirement de se changer). Le décor se meut à son tour, entourant la jeune femme d’ombres oppressantes et tournoyantes.

Quelques mouvements de contract-release (merci encore Martha) puis la revoilà dans sa robe d’origine. Elle tournoie, tournoie encore telle une enfant dans sa première robe à volants jusqu’à ce qu’elle se fige devant moi, assise sur une chaise successivement placée à différents endroits par un régisseur plateau à mesure des nécessités scéniques du spectacle. Ça y’est, le voilà le moment que je redoutais, celui où la comédienne, enfin la danseuse, te fixe toi, d’un regard empli de désarroi. Après la séance, j’apprends par une amie qu’elle aussi s’est sentie observée. Ouf, elle ne m’a pas choisi moi ! Quelques mouvements, la danseuse retourne à l’emplacement de la robe laissée inhabitée. Son corps glisse à l’intérieur pour s’y suspendre à nouveau, triste sort ? Lumière noire. Applaudissements, rappels. Tout s’est bien passé, enfin je crois. J’ai quand même oublié mon parapluie sous le fauteil A10.

TOZAI!

TÔZAÏ!… EMMANUELLE HUYNH 

Le temps d’échanger sur nos impressions du premier spectacle autour d’un en-cas et nous voilà repartis direction la grande salle pour le second. Cette fois-ci, je ne me ferai pas avoir sur la place, je veux du recul et prends soin de me procurer une place au rang G, parfaitement au milieu. Mais surprise, changement de protocole : le placement est libre ! Une dame chargée de placer les derniers entrés (dont je fais partie) m’incite à prendre place au premier rang à droite : « Vous y serez bien vous verrez ! » Quelques sièges laissés libres au troisième rang à gauche me sortent de ce piège. Moins confortables que ceux de la première salle, étrange… Dans cette soudaine panique, j’ai omis de préciser que trois danseurs et danseuses occupaient la scène à notre entrée. Non, nous n’étions pas en retard à ce point, les premiers arrivés avaient reçu le même comité d’accueil et nous observaient sur scène à leurs côtés. Je prends place pour entendre le premier commentaire d’une dame qui souhaite absolument trouver une cohérence aux premiers gestes insensés d’un des danseurs et livre à son amie l’essence du spectacle. « Pour moi c’est un exercice, ils nous montrent l’envers du décor, ils sont derrière le rideau je n’vois qu’ça ! » Le mari confus la fait taire. Rapidement, une voie enregistrée donne un ton japonisant au spectacle qui semble confirmer l’intérêt donné au rideau de scène.

Le spectacle s’enchaîne avec des danseurs et danseuses épris de spasmes. Mon amie me confie qu’elle a déjà vu cette scène lors de la récréation des personnes en hôpital psychiatrique. Effectivement, le rythme s’emballe. Ce qui s’apparentait à des exercices chorégraphiques se transforme en joyeux cirque. Un danseur, le plus costaud de tous et à la tenue rétro disco (léopard moulant en bas / sweat vert troué au dessus) s’autorise à balancer un cri féroce digne de sa tignasse bouclée (là d’accord madame, c’est cohérent). L’acoustique est bonne. Successivement, les comédiens-danseurs entrent de gauche à droite et de droite à gauche de la scène pour se présenter à nous chacun dans un style et dans un enchaînement de gestes déconcertants. Poom poom shorts et bodys sont à l’honneur. Ok les mecs, on vous autorise, on nous avait prévenus que c’était de la danse contemporaine. Je me demande tout de même si les attitudes sont entièrement répétées ou si l’improvisation est de mise tellement chacun tente d’endosser une multitude de rôles improbables. Le rideau est au cœur du dispositif scénique. Chaque danseur se l’approprie, s’enroule dans son drappé pour l’ouvrir totalement de manière à découvrir la scène. Au fur et à mesure, le rideau noir de fond de scène – qui est en fait le devant de la « vraie » scène (bien joué madame, vous avez tout cafté dès le début !) nous oblige à revoir notre lecture de la représentation. Une lumière éclaire poétiquement les sièges rouges et confortables habituellement destinés aux spectateurs. Sympa l’effet, on dirait presque qu’ils sont réalisés en carton-pâte ! On nous confiera en fin de pièce que l’idée a surgi 45 minutes avant le début du spectacle, durant le dernier filage. Ah bon ?! Ça veut dire qu’à l’origine vous avez décidé de retourner la scène, de remettre en place 300 sièges uniquement pour le rideau de fond alors ? Soit. Ils ont eu l’idée de faire apparaître les majestueux fauteuils avant la première, c’est ce qui compte.

À partir de maintenant, la problématique est définie, nous avons les fesses inconfortablement posées dans les coulisses, les danseurs se sont réunis et occupent l’espace de manière homogène en nous tournant le dos, ou plutôt, face à la vraie rangée de fauteuils. Le tout s’achève dans une chorégraphie quelque peu décousue mais harmonieuse. Pas de baissé de rideau, évidement, un élan d’affection dans le regard de chaque spectateur lors du salut final pour le danseur ou la danseuse que chacun aura pu affectionner en particulier. Inutile de préciser que l’Américain à la tignasse de lion a remporté une large part d’applaudissements. Beaucoup restent quand même sur leur fin. Heureusement, une rencontre avec la chorégraphe est prévue pour découdre tout ça. Il est bientôt confirmé par la petite femme cosmopolite sa volonté de magnifier « l’avant spectacle » cher aux Japonais. Les gestes quant à eux ne sortent pas de nulle part, même si tout le monde était capable de les faire hein… Ils sont largement inspirés de vidéos de danseuses et comédiennes des années 40-50. Longuement étudiés et répétés. Aaaah, tout va mieux ! On peut rentrer chez nous le cœur léger. J’ai même le temps d’aller récupérer mon parapluie laissé dans la première salle auprès de madame la pompier. Tout est dans l’organisation, ma scène nationale.

– Marie-Pierre Baudier
photos : (c) Nina Flore Hernandez / Marc Domage