Attendue comme la dinde à Thanksgiving, la nouvelle prod’ façonnée à l’Opéra de Dijon par Laurent Joyeux – après le KO du Ring – sentait le coup de petit renard rusé. Mais rien ne filtrait des écoutilles du Gros Bateau. Mis à part le titre de l’oeuvre, Kátja Kabanová, le nom du compositeur, le tchèque Leoš Janáček (1824-1928) et l’idée qu’une fosse pleine d’eau devait s’inviter sur scène. Sparse se fout de la tradition comme des chants de Noël, mais adore la flotte. On est donc allés entendre chanter la cabane à Katia.

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Et l’opéra nous la fit à l’endroit

On avait encore sur le crâne la marque de la claque magistrale assénée par le Castor et Pollux du trio Barrie Kosky/Emmanuelle Haïm/Yves Lenoir. De Janáček, on avait à l’oreille le théâtre ouvert de son Taras Bulba, l’inquiétude violente de ses quatuors et surtout le plomb et slave et fondu de sa Mša Glagolskaja (c’est du tchèque). On est entrés une fois encore dans la salle de l’Auditorium avec les yeux grands comme d’un hipster avant l’écoute du dernier Joey Bada$$. Leoš Janáček fait sans doute moins parler de lui au comptoir des bars à Spritz mais considérons-le avec la même importance qu’un Stravinsky, un Shosta(kovitch) ou un Tchaïkovski pour la musique du siècle dernier. Novateur, initiateur, porteur de la gloire de la musique populaire slave et fouineur magique de folklore pour les livrets de ses opéras comme Jenufa ou le plus espiègle La Petite Renarde.

Kátja Kabanová avait donc tout d’attirant. Son livret, emprunté à Ostrovski, génie malin du théâtre russe, restait sans surprise mais avec une putain de maîtrise et d’économie d’effet. Katja est mariée à Tikhon, sa belle-mère la déteste, elle perd pied. Elle rencontre pendant une absence maritale un jeune mec nommé -tiens donc- Boris. Ils s’aiment, ils s’en empêchent, les autres le découvrent, c’est le bazar et Katja, dans un geste féministe et désespéré, se glisse dans la Volga et se noie. Point final.

L’Opéra a rempli son office : montrer, en gros, les passions primitives et les transcender à l’état de monument humaniste universel.

Et l’Opéra nous la fit à l’endroit (bis)

A posteriori, toute la partoche de Janáček semble tendue toute entière vers ce dénouement qui, ceci dit, peut sembler bien étrange pour le spectateur du jour – Loana tout aussi désespérée n’était pas dans la piscine du Loft pour se noyer, elle. La partition, donc. Ruptures rythmiques, ruptures de répertoire et rapidité des enchainements font de Kabanová une œuvre courte (1h30) mais ultra-sensible où le XIXème siècle semble agoniser face au progrès industriel naissant, à la défection des traditions supplantées par l’obscénité honteuse des aïeux. Il y a de belles idées de dramaturgie dans cette version made in Opéra de Dijon. On y croise un modèle réduit de Spoutnik, des élans revêches à la Tchekhov. Tout concoure à renforcer la vison de compositeur de Janáček. Reste le cas de l’interprétation et de la mise en scène. La direction de Štefan Veselka souffre d’attaques qui sont loin d’avoir la niaque imparable de celles de Giresse en 1982. Soit l’orchestre joue trop fort, couvre les voix et manque la lucarne, soit il s’envase (Volga oblige) dans la mièvrerie de l’intimisme de salon. Janáček prend alors malheureusement ici et là de sérieuses engelures (« boursouflures » nous soufflera à l’entracte mademoiselle Gloupoth, voisine digne assise devant nous et occupée à rouler de longues cigarettes (russes?)).

Pour la mise en scène, la chose est plus ardue. Il faut vraiment se demander ce qu’un metteur en scène peut faire, à l’opéra, de corps façonnés ainsi. Tout est privilégié pour les poses d’interprétation, pour « dégager la colonne d’air », et sans doute accessoirement se montrer un peu. C’est surtout le cas d’Andrea Dankova qui oublie rarement de se montrer en pleine performance. Chaque chant est affecté ou surincarné. Laurent Joyeux qui s’est contenté trop souvent de décorer la partition de mouvements de plateau, remboursés au minimum syndical, a sans doute connu des difficultés à demander à l’un ou l’autre de ses interprètes d’aller voir du côté du naturalisme léger. C’est dommage car il y avait de quoi rapprocher cette prod’ du Rebecca d’Hitchcock ou plus encore du très beau L’Amour de l’actrice Sumako de Mizoguchi. Le japonais y dessoude la tradition du kabuki pour promouvoir Ibsen. Le souffle de l’héroïne dessinnée par Ostrovski donnait de la marge pour le taulier de l’Opéra pour s’approcher de cette dissidence. Heureusement pour lui, la dramaturgie simple et efficace, le travail sensible et magnifique de scénographie et de création lumière ont su aborder Janáček par sa force de transgression. La datcha de Katja joue avec les perspectives et les zooms cinématographiques, l’étendue d’eau offre un calme olympien. En résulte un objet un peu lent sur la musique mais parfaitement raccord avec l’émerveillement attendu d’un opéra sur le plan visuel. À l’image du saule surplombant la Volga, fraternel à l’égard de Katja et la couvrant pudiquement de ses longues branches.

– Badneighbour