C’est quoi le pitch?
Sincèrement, tu vas vite te rendre compte que c’est pas essentiel. P’tet’ même bien que tu t’y retrouveras jamais. Mais en gros, c’est l’histoire d’un privé bidon à qui est confiée une enquête bordélique dans la Californie décadente de 1970, look compris : « Doc » Sportello a des favoris, se trimballe pieds nus, et enchaîne joint sur joint.
C’est pas un peu pompé sur The Big Lebowski tout de même?
C’est dur de ne pas y songer. Mais le « doc » n’est tout de même pas le « dude ». Il est attachant différemment. Disons que les frères Coen n’ont pas leur pareil pour susciter la sympathie pour les branquignoles. Ce qui y fait tout de même songer aussi, c’est que le scénario est aussi délirant que difficile à piger le premier coup, avec une sombre histoire conjugale qui ne sert que de prétexte. Dans le cas d’Anderson, il apparaît évident qu’il a des choses à dire sur la Californie.
Le casting est à la hauteur ?
Anderson commence à avoir une putain d’aura, genre comme quand tu brilles au casino de Marsannay. Le casting est donc royal : Joaquin Phoenix en Dude grassouille, Benicio Del Torro pour la p’tite touche Las Vegas parano, Josh Brolin en flic facho qui suce des glaces suggestives, ou encore Owen Wilson, un peu sous-utilisé, il faut bien l’admettre.
Euh… ah mais ça n’a rien à voir avec The Master, son précédent film, non ?
En apparence, non. Mais pas besoin d’être grand clerc pour capter que l’action se déroule tout de même sur cette côté pacifique entrevue dans le précédent film, avec un propos implicite portant sur l’histoire de l’esprit américain. Là, il s’agit dans la bascule entre les sixties et les années soixante-dix : certains ne s’en sont jamais remis. Il y a des lendemains de trip difficiles…
Comment ça se fait que je suis happé par le film alors que j’y pige que dalle ?
Parce que P.T. Anderson est un as de la mise en scène et que la photographie est tout simplement somptueuse. Parce que la B.O. de Jonny Greenwood, de Radiohead, est aussi hypnotique que celle qu’il lui avait composée pour There will be blood. Parce que t’as p’tet’ pécho de la weed Place Darcy avant de mater le film. Et que le brouillard aperçu dans le film n’a que peu à voir avec celui que tu ne connais que trop dans ton cher Val-de-Saône. Encore que. Il rend aussi bête.
Pourquoi est-ce que je comprends que’dalle?
Un des titres de la B.O. se nomme explicitement « Sous les pavés, la plage « , référence à mai 68 s’il en est. Le film porte clairement sur le basculement de l’Amérique flower power en ces USA de l’ultra-libéralisme impérialiste de Reagan. Il suggère en permanence que ce passage était fatal, comme contenu en germe dans l’hédonisme finalement égoïste de tous les fumeurs de joints de l’époque. Le spectateur hédoniste se voit lui-même pris dans cette équivoque, qui est celle du double réquisit de la modernité libérale : jouissance sensorielle, plaisir de la dissolution d’une part, et volonté de maîtrise, de comprendre, de cohérence et de forme d’autre part. Si on capte le délire, le trip disparaît, et inversement.
Quoi, faut réfléchir ?
Ben non, justement, t’es pas obligé. Si le côté « délire psychédélique et sensoriel » de cette oeuvre d’art t’attire plus, tu seras pas amené du tout à disserter sur l’abandon de l’idéalisme sixties au profit du capitalisme à tout crin que déplore évidemment le réalisateur en les renvoyant dos-à-dos. T’auras juste l’impression d’être défoncé, et avec un peu de chance, l’aspect addictif du film te frappera : t’auras envie de rester dans cet univers vaporeux. Lâche donc prise, c’est ça aussi, le cinéma.
Il est pas un peu too much, là-dedans, Joaquin Phoenix ?
Dans tous les cas, il est rarement réputé pour sa retenue. Et du reste, on pourrait aussi bien dire qu’il a deux de tens’ ici, puisqu’il enchaîne joint sur joint. Anderson lui propose un second rôle marquant après celui d’ancien soldat à la dérive (dérive sectaire inspirée de la scientologie) avec le regretté Philippe Seymour Hoffman dans The Master. Alors, certes, il cabotine un peu, on aime ou on déteste. Mais pour jouer la paranoïa, c’est pas mal. En tout cas, Phoenix sait choisir ses réalisateurs – il bosse notamment souvent avec James Gray. Un autre nom qui restera.
C’est qui le scénariste de ce machin compliqué ?
Le film est adapté d’un ouvrage de Thomas Pynchon, et il est réputé encore plus incompréhensible que l’adaptation cinéma. Donc t’en prends pas aux joyeux drilles de l’Eldo en sortant, le problème est avant tout littéraire. La narration est vraiment tentaculaire, et le film retranscrit à merveille ce sentiment de dispersion, voire de profusion, où semble perdu le pauvre « doc », surtout vers la fin du film.
Il est long le nom du réalisateur, c’est chiant de le prononcer à chaque fois, non ?
Ouais, dis « Piti » Anderson, ça claque plus. On lui doit des films souvent complexes et d’une grande maîtrise formelle, que ce soit le film choral Magnolia ou Punch-Drunk love. Des oeuvres qui clivent : l’hystérie n’est jamais loin, et la maîtrise démiurgique d’Anderson en agace plus d’un, notamment parmi les critiques de ciné. Les uns voient en lui un génie, d’autres simplement un p’tit malin. Pourquoi pas les deux ? Et sinon : il n’a rien à voir avec Wes, mais défonce autant.
Combien de fois devrai-je le voir pour y comprendre quelque chose?
Sûrement deux à trois fois, d’après la plupart des retours. C’est relou mais ça justifie l’existence de la VOD et des Blu-ray, pour une fois. Je dis ça parce que ce serait dommage de télécharger ça comme un porc en mauvaise qualité, en tout cas.
– Tonton Stéph
Inherent Vice (Paul Thomas Anderson) – Diffusé en ce moment à l’Eldo, quelque part entre le ciné-goûter et les vieux habituels qui ronflent pendant le film. Toujours ça en moins sur ton budget bédo…