Pendant que tu te soûlais à l’happy hour de ton bouge préféré, on était au salon de La Cloche pour discuter avec le réal Cédric Anger. C’était vendredi 29 janvier, à l’occaz de la projection de son dernier film au Devosge.
La prochaine fois je viserai le cœur. Comme la punchline qu’Alain Lamare, tueur en série bien installé dans l’Oise entre 1978 et 79, balançait aux gendarmes par courrier après ses meurtres. Aux gendarmes dont il faisait d’ailleurs partie. Un mec sain donc, dont Cédric Anger a adapté l’histoire dans son dernier film, sorti en 2014, avec Guillaume Canet dans le rôle principal. De passage à Dijon pour rencontrer son public au cours d’une projection au cinéma Devosge organisée par la Cinémathèque de Bourgogne, on s’est incrusté entre le réal et Jean Douchet, sommité du cinéma français et légende de la « Nouvelle Vague », lui-aussi dans le coin entre deux projections de Kubrick à Paris et un business trip au Portugal. Entretien avec Cédric Anger, posés dans les fauteuils hors de prix de La Cloche.
Jean Douchet et Cédric Anger à La Cloche
Dans votre film, vous avez Guillaume Canet en vedette. Est-ce que ça a une importance qu’il ait déjà une expérience de réalisateur ?
Quand il est acteur Guillaume, parce qu’il est acteur à la base quand même, il est vraiment totalement acteur. Donc là où ça a de l’importance, c’est qu’il se comporte comme il aimerait que les acteurs se comportent avec lui quand il réalise un film ; c’est-à-dire qu’il fait totalement confiance et il ne s’occupe absolument pas de réalisation. C’est ça qui est très agréable. Parfois les acteurs sont en retard ou sont au téléphone entre les plans, entre les prises. Guillaume, lui, est d’une discipline d’acteur très agréable et très professionnelle. Comme il sait ce que c’est que de faire un film, il n’a pas envie d’être une force contraire entre guillemets. C’est une locomotive.
Il est vraiment très pro…
Très impliqué. Particulièrement sur ce film où il a adoré l’enjeu pour lui, en tant qu’acteur, de réussir à interpréter ce personnage. C’est la première fois qu’il faisait un personnage aussi négatif, il est souvent très sympathique dans ses rôles.
Quand vous réalisez une histoire vraie comme ça, vous vous êtes documenté avec les journaux télé mais comment on se documente pour saisir la personnalité du personnage ? Parce qu’on le voit tout le temps dans l’intimité.
Je suis parti à la base du fait divers. Ensuite j’ai écrit un scénario à partir de ce fait. Ce qui m’intéressait c’était la personnalité du tueur, c’est-à-dire ne pas faire un film de traque, un film de poursuite, et être du point de vue des flics mais être du point de vue de celui qui commet les crimes. Parce que c’est ce mystère là qui m’intéressait car c’est un tueur qui n’a aucune raison de faire ce qu’il fait. D’habitude, les serial killers ont soit un traumatisme d’enfance ou un plaisir sadique à tuer. Lui, au contraire, c’est une souffrance et je trouvais cette approche du personnage vraiment intéressante parce qu’il n’avait aucune raison de tuer. Donc c’est ça qui me fascinait dans le personnage, c’était d’accompagner ce personnage dans son intimité parce que son intimité était assez saisissante. Le personnage était très riche. J’ai trouvé qu’il y avait un vrai film de ce coté là plutôt que du côté de la traque, où on aurait eu les sempiternelles scènes de poursuites et on s’aperçoit à cinq minutes de la fin que c’est un collègue gendarme. Mais ça dure cinq minutes comme surprise et finalement ce que je trouvais intéressant, c’est le portrait d’une énigme.
C’est marrant la dualité du personnage.
Bien sûr c’est une force de l’ordre. Et en réalité c’est une force de désordre.
« Ça résonne quand même avec des choses qui peuvent arriver aujourd’hui parce qu’il y a des gens qui, ne trouvant pas leur place dans la société, décident d’être une force de destruction de cette société. »
La scène d’ouverture où on voit sa première agression et après on se rend compte qu’il est directement dans l’action parce qu’il est directement appelé sur les lieux…
Oui bien sûr, il va parler à la fille qui est à l’hôpital, qui ne le reconnait pas, qui ne comprend pas bien. On est en 1978-79, l’ADN c’est 81. Il a bénéficié d’une chose, c’est que dans l’esprit des gens c’est impensable qu’un serial killer soit un gendarme ou un flic. Quand il a fait son porte à porte, c’est une scène que je n’ai pas inventé ; il a fait un porte à porte avec un portrait robot de lui très ressemblant et personne n’a jamais pensé à dire « c’est lui ». Parce que pour les gens c’est trop violent comme idée, que ce soit le flic qu’on a en face qui est le serial killer ça marche pas.
Même aujourd’hui je pense.
Oui, de toutes façons la gendarmerie a pris pas mal de dispositions depuis cette époque là et à cause de cette affaire, et c’est vrai que ça ne s’est pas reproduit. Les gendarmes en plus c’est assez violent parce que ce sont des gens très droits.
Ouais c’est l’armée en fait.
Oui complètement, et donc c’est vrai qu’ils ont une droiture, une discipline quand même irréprochables. On entend rarement parler de gendarme ripoux. Les flics ça peut arriver mais les gendarmes ripoux, honnêtement ça n’arrive jamais. Et que ce soit un gendarme, pour ses collègues, c’était la honte absolue. Ça a été vécu comme une souffrance.
L’affaire a été un peu étouffée.
Alors étouffée c’est pas exactement le mot. L’affaire, on en parlait beaucoup tant qu’on ne l’avait pas chopé. À partir du moment où on l’a chopé, c’était gênant pour le ministère, pour l’Etat et donc là on n’en a pas fait des caisses. On a essayé, non pas d’étouffer parce que c’est impossible, mais qu’on en fasse le moins possible. Parce que cette affaire elle met mal à l’aise les autorités. Après, elle a néanmoins changé pas mal de choses dans le règlement au sein de la gendarmerie. D’ailleurs, l’ironie de l’histoire, c’est qu’il aurait jamais dû intégrer ce peloton en vrai mais il leur en manquait un et ils l’ont pris en dernier parce qu’il était sur la liste.
De toutes façons il aurait sans doute été pris ailleurs.
Ah oui, oui, il aurait fait ça quand même. Je pense qu’il aurait fait ça quand même parce que c’était sa manière de vouloir exister, en s’inspirant notamment de Marcel Barbeault, qui était le serial killer en Picardie quelques années plus tôt, dont il avait gardé des coupures de presse et des articles sur lui. J’ai envie de dire, c’est presque quelqu’un qui, dans la vie, n’arrive pas à trouver sa voie, sa personnalité, qui a l’impression d’être une cocotte minute, un raté quelque part et qui a envie d’exister négativement mais qui a envie d’exister, envie de mettre sa marque dans le monde. C’est un truc un peu de vengeur et de type solitaire. Il est en même temps fou et en même temps la colère a grandit dans sa tête en même temps que les échecs et ça résonne quand même avec des choses qui peuvent arriver aujourd’hui parce qu’il y a des gens qui, ne trouvant pas leur place dans la société, décident d’être une force de destruction de cette société.
« Je n’ai ni cherché à l’humaniser, ni à l’excuser de quoi que ce soit, ni à le condamner non plus. J’ai cherché à montrer. »
Après c’est vrai qu’il s’isole quand même parce qu’on voit qu’il a une famille.
Oui mais sa famille n’a pas un rapport de franchise. Parce que c’est un type qui était plutôt beau garçon et sa famille ne comprenait absolument pas pourquoi il n’était pas marié. En plus c’était la fin des années 70 en province où on est marié assez jeune. Je pense que ce personnage, qui était quelqu’un qui idéalisait complètement les femmes finalement, n’avait pas un rapport réel aux femmes. Il n’était pas sûr de son désir et, s’il avait désiré autre chose, dans un milieu comme la gendarmerie à cette époque-là, c’était compliqué à assumer. Surtout lui qui avait en plus un imaginaire très viril, qui aurait rêvé de faire la guerre d’Indochine, d’Algérie, des trucs comme ça.
Oui on le voit il est dans les bois, faire le parcours du combattant.
Ah mais il est dans un truc… Il mène une guerre. Pour moi c’est un type qui mène sa guerre. Une guerre négative et qui ne sert à rien. Il est en guerre mais il ne sait pas bien contre qui et finalement je dirais qu’il est un peu en guerre contre lui-même. Mais il a envie d’humilier ses collègues, de leur montrer. Il a envie de les baiser, de leur dire « je suis plus fort que vous ». D’ailleurs ça marche. Quand la police a soupçonné un gendarme à cause de l’écriture des lettres de menaces et de la manière de décrire l’immatriculation des voitures, son supérieur a dit « c’est pas possible c’est mon meilleur ». Et c’était le meilleur pourquoi ? Notamment parce qu’il retrouvait particulièrement les voitures volées et parce qu’il était le meilleur sur cette enquête. Mais forcément puisque c’était lui ! Donc il savait où elles étaient. C’est toutes les contradictions comme ça qui étaient assez passionnantes et qui étaient un puits sans fond parce que c’est un personnage qui était un vrai personnage de fiction.
Vous avez beaucoup d’infos sur les gendarmes, c’est un travail de recherches ? Ou vous aviez déjà une base ?
Quand on écrit un scénario, quand on s’intéresse à un sujet, c’est un peu le sujet qui s’intéresse à vous, qui prend possession de vous et vous avez envie de tout savoir, de le maîtriser. Et ça ,comme j’écris mes scénarios, j’en ai besoin en plus. C’est un travail qui me sert aussi avec l’acteur parce que, quand il a une question, il voit bien que je suis une source pour lui, qui va l’aider dans son interprétation parce qu’il me pose des questions sur le parcours du personnage ou sur les gendarmes font comme ci font comme ça. Et pour écrire le scénario, j’ai été obligé de me plonger dans le même travail que l’acteur au final, c’est-à-dire me mettre dans la tête du personnage pour écrire et le faire parler. Finalement le scénariste et l’acteur font le même travail et ils se mettent à la place.
Comment on fait pour pas tomber dans le pathos quand c’est un personnage qui est quand même détestable, qu’il ne faut pas humaniser ?
Moi je n’ai ni cherché à l’humaniser, ni à l’excuser de quoi que ce soit, ni à le condamner non plus. J’ai cherché à montrer. Tel qu’il était. En ayant un bon équilibre entre son arrogance, son côté cruel, fou quand même de son comportement, ses flagellations tout ça, et en même temps je pense sa souffrance à tuer. C’était un type, quand il s’agissait de tuer les filles, c’était pas facile pour lui et c’est là que c’est un tueur intéressant : il n’a aucun plaisir. Il s’est mis dans une logique et il est obligé d’aller au bout. Il sait très bien ce qu’il va faire. C’est quand même unique un tueur qui dit : « attention je vais vous faire mal ». C’est pas compréhensible. C’est ça qui est assez fascinant avec cette affaire et avec ce personnage. Donc moi j’ai cherché à montrer. Ni à condamner, ni à excuser.
« Deux ans à vivre avec un personnage comme ça, je dis pas qu’on n’en sort pas indemne, ça c’est des phrases à la con on en sort parfaitement indemne, mais juste ça hante. »
Quand vous êtes dans un projet comme ça où il y a beaucoup de recherche et après vous écrivez le scénario, vous êtes vraiment concentré sur le projet ou vous avez quand même d’autres choses à côté ?
C’est-à-dire que moi j’ai des enfants, une femme donc ça occupe ! Mais c’est vrai que ça hante, comme pour Guillaume d’ailleurs, qui a aussi femme et enfant, ça hante le temps du travail en tout cas. C’est un personnage dont Guillaume a eu beaucoup de mal à se défaire parce que c’est un personnage qui l’a marqué vraiment. Et moi aussi, en écrivant, c’est un personnage qui m’a marqué, qui m’a accompagné pendant deux ans entre l’écriture et la réalisation. Deux ans à vivre avec un personnage comme ça, je dis pas qu’on n’en sort pas indemne, ça c’est des phrases à la con on en sort parfaitement indemne, mais juste ça hante. On se met à la place et on pense comme lui, c’est comme ça qu’on dirige bien un acteur d’ailleurs. On se met vraiment à la place du personnage et on se dit « tiens là j’ai l’impression qu’il ferait plutôt ça ».
Après il y a un instinct du personnage ?
Oui, c’est très à l’instinct parce qu’on devient un peu lui. Mais pour le travail, donc ça va, c’est safe !
Vous en avez reparlé avec Guillaume Canet ?
Bien sûr, on se connait très bien avec Guillaume. Il aime beaucoup le film, on en a reparlé. Après, moi je suis sur un autre film maintenant, lui il est en train de tourner depuis la semaine dernière son propre film, une comédie, il passe complètement sur autre chose. Mais on l’a fait ce film, alors que c’est un fait divers aussi, c’est une histoire extérieure à nous. On l’a fait avec une grande sincérité, c’est-à-dire qu’on a essayé de se mettre à la place des personnages et c’est pour ça que le film a un titre à la première personne, parce que c’est un film à la première personne. C’est le portrait d’un individu.
– Propos recueillis par Loic Baruteu, le 29 janvier 2016