Oscillant entre la pure bouffonerie et les films plus cérébraux, les oeuvres d’Ethan et Joel Coen sont toujours vouées à plaire à ceux qui à la fois souhaitent se détendre devant des séries de gags, et en même temps entrevoir une certaine leçon de désenchantement à propos du monde contemporain. Leur dernière pochade est à cet égard très représentative de ces deux tendance.

181823

Il convient bien entendu de ne pas spoiler. Mais les connaisseurs du cinéma des frères Coen savent bien que ce serait de toute façon un véritable défi que de proposer un pitch compréhensible. Dites-vous bien que cela n’a souvent ni queue ni tête, sur le modèle évident de The Big Lebowski : il sera aussi question ici d’une sombre histoire de kidnapping, de valise pour la rançon, d’obscur complot à partir d’une idéologie, et de personnages hors du commun. Le Los Angeles dont il sera question sera celui de Studio City, dans les années cinquante, dans l’atmosphère de la Chasse aux sorcières. Un Coen n’en serait pas un sans une brochette de grandes gueules toutes persuadées de maîtriser leur destin. Le casting devient de plus en plus classieux de film en film : cette fois-ci, rien de moins que Josh Brolin (responsable de toute une brochette d’acteurs dégénérés de son studio qu’il gère d’une main de maître malgré sa lassitude), George Clooney (irrésistible ici), le classieux Ralph Fiennes, Scarlett Johannsson – quasiment à contre-emploi, Tilda Swinton, qui se dédouble – – et même Christophe Lambert, absolument dégueulasse avec son visage refait-figé. Tout ce beau monde cabotine parfois, mais toujours légitimement, au sein de l’engrenage implacable dans lequel la réalisation les insère – à l’instar de ce qu’on pouvait voir dans Burn after reading, par exemple. Le film voit aussi l’émergence d’Alden Ehrenreich, qui campe un acteur de western prodigieusement stupide, dans des scènes hilarante permettent une peinture au vitriol de ces studios qui imposaient des acteurs-stars aux réalisateurs pour céder à la pression du public.

Foutage et Fatum

Te souviens-tu de ces tontons déconneurs, dans tes repas de famille : c’étaient les deux seuls qui arrêtaient de boire du rouge après deux godets, refusant systématiquement tout nouveau verre. Ils pouvaient ainsi à loisir observer les autres tous bourrés, disant de la merde. Pourtant, c’étaient eux qui balançaient les meilleures vannes grâce à leur lucidité. Les frères Coen, c’est ça : une sympathique tendance à se foutre de la gueule du monde, mais toujours avec finesse et tendresse. Les hommes leurs paraissent tellement réglés comme du papier à musique. Y-a-t-il ne serait-ce qu’un personnage pleinement intelligent dans leurs films? Tous les personnages, même ceux qui ont l’air les moins décérébrés, semblent toujours emportés dans le flux absurde de la nécessité, d’un destin compliqué pour rien et absurde; chaque décision des protagonistes semble toujours apporté son lot de conséquences débiles ou désastreuses. C’est aussi cela la force de leur film : bien malin celui qui pourrait deviner vers quelle nouvelle folie furieuse va pouvoir nous faire dériver un scénario au cordeau, portant tout autant sur le business et la foi (!), les frangins maniant d’une main de maître la trame des évènements, sa logique implacable et toujours démente. On retrouve cet humour juif invraisemblable et terrible qui était surtout visible dans A serious man et qui fait la marque de toutes leurs comédies.

o-HAIL-CAESAR

La société du spectacle

Sous les apparences débiles assumées, il y a bien sûr un discours, que je vous laisse le soin de découvrir par vous-mêmes. Mais en quelques mots, disons que l’industrie de l’entertainment qui se commençait pleinement à se déployer dans les années cinquante en prend pour son grade, elle qui est censée vendre du rêve à des millions de spectateurs que nous sommes, qui n’aime rien tant que la poudre aux yeux. Cela tombe bien, les frères Coen pouvant donner alors dans la mise en abîme, leur propre maestria formelle étant indéniable, et reconnaissable plus d’une fois dans des scènes parfois un peu longuettes, mais où transparaît leur capacité de faiseurs (celle-là même qui est mise en question ans leur film), leur maîtrise technique : c’est beau. Ok, c’est même splendide par moment, mais pour quelle finalité? Il est certain qu’ils ne sont pas les premiers à égratigner le strass et les paillettes, c’est même rebattu, y compris récemment – songeons ne serait-ce qu’à Mulholland drive de David Lynch ou au Maps to the stars de David Cronenberg, qui exposaient déjà l’inanité des existences des « stars » ainsi que la cruauté invraisemblable qui règne dans les studios, où la concurrence fait rage. Alors, quelle est leur originalité?

Karl Marx à Studio City

Mais avec la malice qui les caractérise, les frères Coen en profitent pour donner dans la philosophie et la critique idéologique – je vous rassure, toujours plus ou moins clownesque. Ce n’est évidemment pas un pensum. Mais si tu peux réfléchir un peu sur la société du spectacle, comme superstructure culturelle pactisant avec le capitalisme débridé (Marx) et sur « la révolte des esclaves » (Nietzsche) tout en te marrant, pourquoi te priver? Cette révolte, ce sera celle des « figurants » qui ne reçoivent aucune reconnaissance. Quoi, tu crois que c’est moi qui voit de la philo partout, déformation professionnelle oblige? Il y a un protagoniste du film qui se nomme Marcuse, et même un clébard qui répond au doux nom de « Engels »!…
Avé César, n’est-ce pas ce que tu exprimes chaque jour sans t’en rendre compte en te laissant happer par l’impérialisme culturel américain? Peut-être même celui qui se manifestera si tu vas voir le dernier Coen.

– Tonton Stéph

A voir au cinéma l’Eldorado tous les jours