Alors qu’il venait d’enchaîner deux interviews où il avait distribué un peu de la « pâtée à journalistes » avec des réponses parfois stéréotypées et de mauvais aloi, son manager quelque peu pressant ne nous a accordé que dix minutes d’entretien, à La Vapeur lors du festival GéNéRiQ. Suffisant pour aller taquiner un peu davantage l’ancien rappeur de N.A.P., groupe de Strasbourg des années 90. C’était aussi l’époque où Abd Al Malik était inscrit en fac de philo !
Sparse : Ce qui m’a frappé, tout à l’heure, lors de l’interview des amis de Radio Campus, c’est que tu as insisté sur la responsabilité individuelle, l’intériorisation du devoir moral; des thèmes pas si courants dans le rap « conscient »; est-ce que dans ta démarche artistique, tu ressens le besoin de faire un peu de philo, en fait ?
Abd Al Malik : Je pense que – sans aucune prétention [sic] – si on parlait à Socrate, qu’on lui demandait ce qu’il fait, il ne dirait pas « je fais de la philo »; je suis dans la vie en fait. C’est dans ce sens-là que je pourrais répondre oui à ta question mais, uniquement si on entend par là une démarche qui n’est pas intentionnelle.
Sparse : Je te demande ça, parce que dans ton dernier album, tu fais des références transparentes à Albert Camus. Pourquoi lui en particulier, parmi la ribambelle de philosophes ou d’écrivains possibles ?
Abd Al Malik : Il y a quelque chose comme une fraternité en fait : je me suis reconnu en lui. Il faut replacer les choses dans le contexte, et t’imaginer un gamin dont les références ne sont que des braqueurs et voleurs de voitures. Et, un jour, il lit à l’école L’Étranger, puis il lit de lui-même L’envers et l’endroit comme je faisais à l’époque, c’est-à-dire débout à la FNAC ; ça m’a bouleversé. C’était son tout premier roman, mais dont la préface fût écrite vingt ans plus tard, quand il fût devenu l’auteur mondialement connu ; et il y parle de son parcours, qui est devenu un véritable viatique pour moi qui avait déjà à l’époque des velléités artistiques – c’est comme s’il me donnait une feuille de route, en fait. Il venait d’un milieu qui ressemblait au mien : populaire. Il avait un rapport singulier à sa mère illettrée, ne provenait pas du tout d’un milieu intellectuel : autant de choses qui faisaient écho à ma propre vie. Sa philosophie était en phase avec ma propre manière de voir le monde.
Sparse : D’ailleurs, à ce niveau-là, est-ce que tu te verrais – non pas peut-être comme « professeur de vie » – mais transmettre quelque chose de spécifique pour les petits gars de cité qui morflent aussi ?
Abd Al Malik : Le fait d’être et de continuer mon « combat » en soi, ce n’est peut-être pas un exemple, mais en soi c’est exemplaire ; ma démarche c’est pas « je veux être un modèle » ou quoi que ce soit mais c’est vrai qu’il y a cette idée de rigueur, et à ce niveau-là avec Camus, on se comprend, on s’entend. Mais je pourrais aussi bien me référer aux stoïciens, des figures importantes de sagesse pour moi, qui permettent de donner du sens. Une figure comme Épictète est quelqu’un d’important pour moi ; mais il y en a d’autres, comme des figures religieuses protestantes, comme par exemple Maître Eckhart.
Sparse : C’est étonnant pour moi de t’entendre parler de soi, car je t’écoutais sur Skyrock à quinze ans quand tu étais membre du groupe strasbourgeois N.A.P. , qui était quelque peu plus agressif. Je vais mettre les pieds dans le plat ; parfois – ne prends pas mal – je trouve qu’il y a un côté un peu fastoche, des portes ouvertes à enfoncer, du genre « dans la vie il faut être bon »… Est-ce que tu admets ce côté un peu « bisounours » et moraliste dans tes œuvres récentes ?
Abd Al Malik : Je vais te dire, pour moi, dans l’état actuel des choses, la subversion est dans le « bisounours » ; il y a en effet une certaine attitude qui est la Doxa [NDLR : l’opinion courante, moyenne], qui est le cynisme. Et moi, je suis l’opposé, l’inverse de ça. Et en ce sens-là, c’est quelque chose que j’assume totalement, et à cet égard je garde le cap, quoi qu’il advienne.
Sparse : À partir de là, on pense à tes petits camarades du rap game : n’as-tu pas parfois pitié du cynisme ambiant dans lesquels ils pataugent complaisamment ?
Abd Al Malik : Mais cela, c’est juste parce qu’ils font partie du monde, c’est tout ! Il n’y a en cela pas de différences entre les politiques, les rappeurs, tout le monde est confronté aux mêmes problématiques, et les attitudes que certains rappeurs auront ne seront pas différentes, le plus souvent, de ceux qui vont les stigmatiser pour cela. Ma démarche par rapport à tout ça, serait de dire que même le rap le plus « bas » dit toujours quelque chose d’intéressant sur la société et sur l’état du monde. C’est d’ailleurs là que cela devient intéressant, en tant qu’expression.
Sparse : On touche là au thème du rap dit « conscient » ; un philosophe, Adorno, suggère dans un texte nommé « Engagement » que sitôt que l’art s’acoquine avec une morale, quelle qu’elle soit d’ailleurs, il se prostitue. Il y a un rap un peu donneur de leçons, non ?
Abd Al Malik : Non, mais, vraiment, je suis d’accord avec ça, je ne cherche pas à donner la leçon !
Sparse : Alors, qu’est-ce que tu penses des muslims-rappeurs qui profitent de ce média pour faire du prosélytisme : Kéry James à l’époque, Ali de Lunatic, qui en profitent un peu pour prêcher ?
Abd Al Malik : Ils en profitent : non. C’est juste ce qu’ils sont. Surtout, ne pas pré-juger ces artistes : il faut parler avec eux, essayer de comprendre leur démarche ; et c’est à partir de là qu’on saura s’ils font juste ce qu’ils sont ; tu vois, il se trouve qu’Ali de Lunatic est un ami. Je le connais depuis de nombreuses années, on est proche, et c’est juste qu’il « est » comme ça ; il ne joue pas ! Ce n’est justement pas une démarche calculéen!
Sparse : Ce que je veux te suggérer, c’est que l’art demeure problématique en tant que « spectacle » ; en tant que tel, ça à vite fait de figer dans une image. D’où l’interêt d’ailleurs des interviews, pour éviter que les rappeurs se figent dans les quelques minutes de show.
Abd Al Malik : Pour moi, on est tellement dans « la société du spectacle » d’une certaine manière, qu’on doit dépasser le spectacle aussi ; on doit tout faire pour sortir de la caricature, alors même qu’on est tous caricaturés, forcément ! Surtout quand on est des personnalités publiques, répondant à des interviews. Il y a des artistes qui sont juste mal à l’aise, et lorsqu’ils se retrouvent face à des journalistes, ils deviennent l’image de ce qu’ils ne sont pas du tout dans la vie de tous les jours ; il faut donc bien prendre en compte tous ces paramètres-là.
Sparse : Mais du coup, c’est pas un programme ambitieux et un peu difficile de tenir en 1h10 d’album ou de concert ?
Abd Al Musik : Mais justement , l’art, c’est ça, et c’est notre métier : à un moment donné, personne ne nous force, tu vois ce que je veux dire ! Et c’est en ce sens-là que la notion de réponsabilité à laquelle je tiens est beaucoup plus large que simplement dire « oui, il y a telles notions que je dois défendre, etc. », il y a aussi le fait d’assumer l’endroit où on se trouve, et qu’est-ce qu’on va faire pour être au plus près de ce qu’on a envie de transmettre aux autres ; en cela c’est un véritable défi, un combat.
Sparse : As-tu d’ailleurs le sentiment d’avoir gagné en cela, notamment par tes références à la chanson française, par exemple ? C’est une curieuse ressource en rapidement
Abd Al Malik : moi je crois qu’on gagne à « être » Juliette Gréco ; je m’explique. C’est-à-dire en étant soi jusqu’au bout et singulier. Le gros problème du « game » comme tu dis, c’est qu’il y a une uniformisation des choses, ce qui n’était pas le cas dans la génération dans laquelle j’ai grandi : quand on écoutait I AM, ce n’était pas du tout la même chose que NTM, qui n’était lui-même pas la même chose qu’Assassin, qui n’était pas la même chose que les Beatles, et cætera.
Sparse : il y a quand même eu dans le rap contemporain une singularisation des styles.
Abd Al Malik (il coupe) : des styles vestimentaires, tu veux dire ?…
Sparse : Ha t’es dur! Il y a quand même des petites différences entre un Joke ou un PNL.
Abd Al Malik : non, mais, t’as dit : des « petites différences »… Bon. Encore une fois, le problème, c’est notre rapport au rap américain ; est-ce qu’on est détendu avec ça ou est-ce qu’on a encore et toujours l’impression qu’on doit être dans du mimétisme, c’est tout. Moi je suis tout à fait détendu avec ça, car je viens d’une époque qui n’avait pas du tout de complexe !
– Propos recueillis par Loïc Baruteu & Tonton Stéph
Photo : Alexis Doré