Voilà, t’es revenu écarlate de tes vacances payées par tes darons : l’injonction sociale consistant à t’obliger d’étaler sur Insta le moindre de « tes » souvenirs touristiques a bien été entendue. Maintenant, ton rôle est de te cultiver, souviens-toi. Il est donc temps de retrouver les petits vieilles qui viennent se sociabiliser, arriver en retard et ronfler à l’Eldorado, pour voir du film d’auteur. Du film chiant ? Pas forcément. Voilà une évocation de la vie du second plus grand littérateur allemand du vingtième siècle (ben oui, le premier c’est Thomas Mann).

« Moi aussi j’ai flirté un temps avec le pacifisme. » – Walter Sobchak, The Big Lebowski

Je dois confesser que je suis bien souvent lassé d’avance à l’idée de me fader un énième biopic ; parce que le plus souvent ils sont paresseux et complaisants, se contentant de « dépeindre », façon Wikipédia, les principaux traits saillants d’une personnalité unanimement appréciée. Ce qui est justement admirable dans ce Zweig, c’est sa propension à présenter sans concession des ambiguïtés du personnage, lequel paraît bien souvent lâche, falot, voire égoïste, tout en étant par ailleurs admirable par son intransigeance. Chacun en pensera ce qu’il voudra. En effet, à l’heure où son Europe chérie s’enfonce dans la violence, Stefan Zweig refusait mordicus de critiquer l’Allemagne hitlérienne, et tenait bon sur ce qui lui paraissait essentiel : demeurer pacifiste, quelle que soit la situation.

De la pudeur

La pudeur est un concept qui échappe à pas mal de monde dans un Occident qui veut tout exposer, jusqu’à refuser aux femmes pudiques la liberté de voiler leur corps en public. Ici, c’est la réalisation qui se propose la grâce de ne jamais exhiber la moindre exaction monstrueuse, dans la lignée du récent Le Fils de Saül, qui réussissait le tour de force de filmer les chambres à gaz et les fours crématoires sans les montrer. Ici, nous suivons les pérégrinations épuisantes de Zweig dans ses terres d’adoption, de congrès en conférence, de réception foireuse au Brésil à la promiscuité des réfugiés à New York, avec en permanence la toile de fond des persécutions et exterminations ayant lieu outre-Atlantique. L’extraordinaire Josef Hader, qui campe le personnage, semble littéralement hanté par ce qui advient dans son Heimat, sa terre natale, qui lui est cependant refusée. Chacun sait ce que cela peut avoir de déchirant.

Nos exilés et réfugiés

Eh bien non : chacun ne sait pas. Un Éric Ciotti, pataugeant dans la démagogie la plus crasse, ne se propose en tout état de cause pas du tout de se mettre à la place des milliers de destins brisés qui s’arrachent à leur patrie et leur terroir pour sauver leur peau, à leur risque et péril. Il y a une scène poignante, dans ce film, où les amis de Zweig, émigrés in extremis grâce à un sauf-conduit de la femme de Roosevelt, évoquent leur départ catastrophique de la gare de Marseille, entassés avec 2000 autres pourchassés par la Gestapo. Tous n’ont pas pu prendre le paquebot et ont donc été raflés, avec les suites qu’on connaît. Qu’en pensent tous les minuscules Éric Ciotti ? Un avis sur le suicide de l’immense Walter Benjamin à Port-Bou, parce que la France n’avait pas su être une terre d’accueil sous Pétain ? Celui-ci avait même, entre temps, été interné dans un camp à… Nevers.

Relire Zweig

Il ne fait guère de doute, en revanche, que le peuple cultureux de gauche pourra verser quelques larmes devant ce film réussi, et quelques deniers à la librarie Grangier ou Gibert, pour se reprocurer les chefs d’œuvres de l’écrivain : La lettre à une inconnue, La confusion des sentiments ou Amok. Il pourra être ému par une allusion délicate au Joueur d’échecs, nouvelle écrite par l’auteur durant les quatre derniers mois de sa vie, de novembre 1941 à février 1942, et qui traduit parfaitement l’étouffement invraisemblable de l’exilé dont l’âme est restée auprès des persécutés, dans cette Mitteleuropa s’effondrant. Tu ne vois pas de quoi je parle ? Cette Europe austro-hongroise de l’entre-deux guerre avait son charme mais recelait déjà l’obscurantisme, c’est celle qui transparaît dans le Grand Budapest Hotel très sombre de Wes Anderson, que tu as sûrement vu. Zweig n’a jamais supporté de voir l’Europe s’assassiner elle-même. Le supporterions-nous aussi ? Nous avons l’air de continuer notre train-train lorsque nous refusons l’hospitalité à d’autres exilés, alors même que nous sommes émus à juste titre par les tribulations des réfugiés juifs fuyant le nazisme…

L’apparence d’un téléfilm mais une sobriété bienvenue

Tourner ce qui ressemble à un sobre effondrement et une longue lettre d’adieu ne doit pas être un exercice aisé. Maria Schrader s’en acquitte toutefois avec les honneurs, même si d’aucuns pourront trouver tout cela fort convenu dans l’ensemble.  Surtout qu’il est de notoriété publique que Zweig a soigné son départ. En attendant, les scènes se multiplient où nous pouvons passer des rires aux larmes, tant l’environnement de l’écrivain ne semblait pas saisir son profond malaise, ainsi d’un passage du film très amusant évoquant une énième réception en grande pompe dans la ville de Recife. La scène finale du film, elle, est un modèle du genre ; chacun sait que cela finit mal, mais un artifice de mise en scène particulièrement astucieux permet de filmer avec beaucoup de réserve la décision terrible mais mûrement réfléchie de l’écrivain. Celle-là même qui avait été annoncée par une immense gerbe de fleur, dès le premier plan du film. Rideau.

Petit bémol, tout de même : pourquoi ne pas avoir maintenu, une fois de plus, le titre original, Vor der Morgenröte, qui signifie « avant l’aube », et qui renvoie aux derniers mots de la déclaration rédigée par Zweig avant son suicide, trop impatient pour attendre l’aube, qu’en optimiste il ne manquait pas d’espérer encore pour ses amis avant de partir ?

– Tonton Stéph
Photo : DR