Jean-Michel Jarre : « On est des animaux analogiques »

Avant son concert au Zénith, le 26 novembre prochain, Jean-Michel Jarre, un des godfather français des musiques électroniques, aux plus de 80 millions de disques vendus, est venu se poser tranquille dans les fauteuils classieux de La Cloche à Dijon. En promo des médias, pour cette tournée qui fait suite à la sortie de deux albums Electronica 1: The Time Machine et Electronica 2: The Heart of Noise, on a rencontré un type simple, détendu qui a pris le temps de nous parler de ses petits potes de l’électro, de Pierre Schaeffer, de service public et même de son vieux prof de philo… Sans oser lui demander son secret beauté pour avoir encore la gueule d’un type de 45 ans à 68 passés.

louise-vayssie-3Sur vos deux derniers disques, vous avez choisi de bosser avec des gens venant d’univers très différents : Massive Attack, Sébastien Tellier, Yello, Moby, Air, Rone, Gesaffelstein ou Cindy Lauper, Christophe, Pet Shop Boys… Comment les avez-vous choisi ?

Ce sont des sources d’inspiration pour moi, déjà. Des gens qui m’ont marqué. Dans Electronica, ce sont tous des gens liés à la scène électronique et à la technologie. On pourrait se dire : « Pourquoi Cindy Lauper ? » Pour moi c’est la première Lady Gaga ! Elle a un autotune dans le larynx, c’est naturel. C’est une enfant de MTV, elle symbolise la partie new yorkaise de la new wave. Pet Shop Boys ou Vince Clarke de Depeche Mode, ce sont des gens qui ont introduit l’électronique dans la pop anglaise. Et dans le cas de gens comme Air, M83, Rone ou Sébastien Tellier, ils sont de notre pays et rappellent des critères communs comme le fait que la chose la plus importante dans la musique, c’est la mélodie. Il y a aussi le fait de montrer de manière musicale que la musique électro, ça n’a rien à voir avec les États-Unis, ça n’a rien à voir avec le blues, le jazz, le rock. Au fond, ça vient de France, d’Allemagne, sans doute à cause de notre héritage de la musique classique, ces longues plages instrumentales qui ne sont pas du tout conçues comme un format pop.

Est-ce que vous vous dites : « Oui je fais partie de cette scène électronique française » ?

Oui, et en fait je me sens affectivement proche de ma région lyonnaise. Plus je voyage plus je le ressens. J’ai aussi beaucoup de racines bourguignonnes. C’est quelque chose qu’on a en commun : beaucoup de gens ont un trajet international, dans plein de secteurs, sans passer par Paris. C’est assez amusant de voir ça. Bon, c’est une digression, mais quand on parle de famille, elle commence par son terroir. Et on s’aperçoit dans l’électro, Dijon avec Vitalic et Lyon avec Agoria par exemple, que ce sont des scènes très riches et pertinentes à l’international. Bien entendu que c’est ma famille électronique ! Elle n’a cessé de grandir. Quand j’ai commencé, on était une poignée d’allumés et j’étais absolument convaincu que cette musique allait devenir populaire. Electronica, c’était ce geste affectueux que j’avais envie de faire autant avec Tangerine Dream d’un côté que Rone de l’autre. Finalement ça a été un voyage initiatique pour moi de rencontrer et partager ce processus créatif avec les gens.

 

« La musique électronique doit
énormément à la radio »

 

En plus, là vous êtes allé les voir. Aujourd’hui avec Internet on peut s’envoyer des sons facilement. Vous, vous aviez envie de créer quelque chose d’organique avec eux en les rencontrant ?

C’est capital ! Par exemple, cette interview, si on la faisait au téléphone, ça ne serait pas du tout pareil. Il ne faut jamais oublier qu’on est des animaux analogiques et qu’on a besoin de convertisseurs. Et le meilleur convertisseur c’est d’être face à face. On peut travailler avec des outils numériques, mais j’avais envie de me dire : « Essayons, ça serait super de partager le processus créatif ». Surtout que dans la musique électronique on est assez isolé dans nos studios respectifs, un peu comme les peintres dans leurs ateliers. Je pense aussi que ça correspondait à un besoin pour tout le monde car on a peu l’occasion de le faire. Moby disait très justement sur Arte : « Avec Jean-Michel, c’est la première fois que je collaborais face à face dans mon studio, ça change tout ». Le fait de partager ses tocs, ses tics, ses secrets, ça demande aussi un certain courage.

4794782_6_1830_pochette-de-l-album-de-jean-michel-jarre_b87bc9840df96640b6f17c4a460b3779Si on revient sur votre liste d’invités qui est très éclectique, du pointu électro au mainstream, on a l’impression que c’est un peu à votre image. Vous êtes adulé par la scène électro et vous êtes aussi l’homme des grands concerts dans les stades. Est-ce que vous ressentez ce paradoxe et comment le vivez-vous?

C’est intéressant, je n’avais jamais pensé à ça. C’est vrai que dans cet album, il y a un peu de tout. Et pour aller plus loin, je me rends compte que tous les gens présents sur cet album ont des grands succès mais qui en même temps sont assez « off », ne sont pas dans le système, le showbiz… Ce sont des gens qui sont tous un peu décalés et suivent leur chemin en dehors des sentiers battus. Ils créent leur œuvre, à part, c’est ça qui séduit le public, et me séduit aussi.

Je suis frappé par deux absences : pas de Daft Punk et pas de Justice, deux des grands noms de la french touch.

On pourrait dresser une liste des gens qui ne sont pas dans Electronica et que j’adore. À un moment donné il a fallu s’arrêter. Quand j’ai démarré ce projet, Daft Punk sortait Random Access Memory, qui était à l’opposé, dans le concept, de ce que j’étais en train de faire. Daft Punk, c’était : on prend nos distances par rapport à l’électro, on revient aux instruments du disco, des années 70, etc. Ça ne collait pas du tout en terme de projet, même si, bien sur, j’adorerais bosser avec eux. Quant à Justice, ils étaient entre deux albums, ça n’a pas pu se faire mais j’aime beaucoup Xavier (de Rosnay, un des membres du duo Justice, ndlr), on a parlé de beaucoup de choses… C’est vrai aussi avec Chemical Brothers par exemple, qui auraient pu être là. Deadmau5 également… Je n’avais pas envie de faire, comme le disait Benoit Sabatier de Technikart, un « never ending album ».

J’allais justement vous le demander : il y aura un troisième album ?

Non. (rires) Pour l’instant je fais une pause.

Vous parlez de la tradition française, de la musique classique. Vous allez jouer au Zénith à Dijon, pourquoi pas à l’Auditorium ? Est-ce que vous trouvez que votre musique, après tout ce temps, peut avoir sa place dans les grandes salles, ou bien préférez-vous des lieux plus populaires ?

Quand je disais que la musique électronique venait de la musique classique, ça ne veut pas dire qu’elle doit être jouée dans des lieux où on joue de la musique classique. Pourquoi pas, mais aujourd’hui technologiquement je préfère être dans le Zénith de Dijon plutôt que l’Auditorium pour plein de raisons. J’ai d’abord été un des premiers à intégrer des éléments visuels dans la musique et donc une salle comme le Zénith est plus appropriée techniquement. Mais je pense que dans un Auditorium, on peut aussi jouer du heavy metal, de la techno…

Je pose la question autrement : Est-ce que les gens qui s’occupent de ces lieux de « grande musique » sont prêts à vous accueillir ?

Il faut leur demander ! Pour dire la vérité je m’en fous un peu, mais je pense que oui car on voit Jeff Mills jouer avec un orchestre symphonique ou Rone qui va jouer à la Philharmonie en janvier. Bien sur la musique est partout. Ce qui est très intéressant quand on parle de la musique « sérieuse », la musique contemporaine à l’époque, qui ne voulait pas dire grand chose, la musique de Xenakis, de Boulez, était considérée comme la musique d’avant-garde. La définition de l’avant garde c’est d’être classique 30 ans après. Or quand on écoute cette musique-là, on a plutôt tendance à penser aux années 60-70 plutôt que le 21ème siècle. C’est une musique qui n’est pas la musique classique d’aujourd’hui. C’est une musique qui est presque vintage, qui fait partie du passé alors que Stravinsky était d’avant-garde : 30 ans après, il est devenu classique. Aujourd’hui, quand on écoute Rone ou Air, il n’y a aucune différence avec la musique classique.

 

« Cindy Lauper c’est la
première Lady Gaga »

 

Un mot encore sur cette histoire des « grandes musiques françaises » : Pierre Schaeffer, à la fin des années 60, vous avez travaillé dans son Groupe de Recherche Musicale. On est dans une musique construite, bidouillée mais réfléchie. Est-ce que vous aussi, pour composer vos morceaux, vous vous appuyez sur des théories ?

Comme disait mon prof de philo, « il faut se méfier des théories et du mec qui a écrit un bouquin car il a le projet de traverser l’atlantique dans un pot de fleur en bouchant le trou avec son doigt. Et qui expliquera après que ça n’a pas marché en écrivant un deuxième bouquin ». Ce qu’il y a d’important dans la création, c’est de fabriquer ses propres théories. Et à la différence des sciences, elles ne sont pas forcément valables pour ses voisins. En revanche, que les gens puissent théoriser sur le travail d’untel ou untel, c’est un autre métier, c’est une autre réflexion. Ce qui fait le charme de la création, c’est cette espèce d’inconscience. Ce que dit très bien Soulages : « C‘est ce que je fais qui me dit où je vais. » J’aime ce mélange de frustration et d’espoir. Quand on fait quelque chose on n’est pas forcément content du résultat et on a espoir qu’avec le prochain morceau, on se rapprochera de l’idéal qu’on a dans la tête. Et c’est ça qui fait qu’on continue. Les artistes dont on parle et avec qui j’ai collaboré, ça n’a rien à voir avec la notoriété ou avec l’argent. Ou même avec le plaisir. Je ne crois pas, quand fait de la musique toute sa vie, qu’on le fasse par plaisir. On le fait par addiction. Évidemment, il y a des moments de plaisir intense, il y a des moments de douleur aussi.

Sur scène, qu’est-ce que ça peut donner, Jean-Michel Jarre tout seul, sans les guest qui ont construit l’album avec lui ?

Dès le départ, je me suis dit que je n’allais pas me mettre des bâtons dans les roues et dépendre des collaborateurs sur scène, car chacun a son agenda, son planning… comme Moby qui ne veut pas faire un concert à plus de 50 km de chez lui. Donc je pense qu’on fera quelque chose ensemble quand je serai à Los Angeles. Il y a suffisamment de morceaux pour que je puisse les jouer avec mes musiciens sur scène. Mais je pense qu’au fil du temps, beaucoup de gens sont tout à fait d’accord pour me rejoindre, mais ça dépendra de la tournée et ça se fera au coup par coup. Au Zénith de Dijon, comme c’est ma région j’ai envie de faire des choses un peu particulières et notamment, je me suis forcé à ce qu’il y ait des parties improvisées qui puissent changer chaque soir. L’autre chose, c’est le visuel. Et dans ma musique, j’ai toujours aimé créer des illusions dans le son, des illusions auditives… Sur scène, j’aime retrouver ces impressions de 3D, sans lunettes. J’ai une équipe avec moi, des mecs très forts. Lorsqu’on a fait les premiers tests, ça allait au-delà de ce que j’imaginais. On ne sait plus où on est, ça casse le rectangle de la scène, j’ai vraiment hâte de partager ça avec le public dijonnais.

gwendalperrin-net-jean-michel-jarre-electronica-2Votre actu, c’est aussi la chaîne France Info, vous avez fait l’habillage sonore. Comment on travaille ça ?

C’était un défi et une surprise. C’est au fond un peu comme une musique de film. Ce qui rend les choses particulières, c’est qu’il s’agissait de composer pour une chaîne d’info radio, qui est déjà très implantée en France et avec une identité très forte. Il s’agissait que ça fonctionne aussi pour sa petite sœur, la chaine télé. Il faut arriver à trouver quelque chose qui colle aux deux et qui ne soit pas anxiogène, ni clivant. Il ne fallait pas tomber non plus dans ce côté symphonie fantastique, etc. Je me suis donc retrouvé dans un rôle de médiateur émotionnel entre deux peuplades assez étrangères que sont les gens de la télé et ceux de la radio. Et du service publique en plus. Ça a bien fonctionné tout de suite et c’était moins douloureux que ce que j’imaginais. Dans le service public, il y a des aspects très intéressants : d’une part le coté Shadok et kafkaïen, et d’autre part, il y a le fait qu’il ne faut pas oublier que la musique électronique doit énormément à la radio : Stockhausen, la radio allemande, Kraftwerk, le laboratoire de la BBC et évidemment le service de la recherche de l’ORTF. On a souvent une fausse idée du service public alors qu’en fait toutes les nouveautés sont venues historiquement de là. Après, le fonctionnement et le système c’est autre chose. La nouvelle chaîne France Info est assez novatrice sur le plan de l’habillage, du concept visuel, les ponts avec la radio et internet… Il n’y a pas d’équivalent dans le monde, on s’en rendra compte plus tard.

Pendant un moment, on a eu l’impression que le décor prenait le pas sur votre musique. Il y avait une démesure. Quel regard vous portez sur cette période, fin 80-début 90?

Je pense que c’est vrai, il y a eu une décennie de tous les excès, dans les vertiges du rock and roll finalement. Je me suis retrouvé dans ce format de production, mais de manière inconsciente. On m’a proposé des choses de plus en plus grosses, ça ne venait jamais de moi mais comme un salle gosse quand on vous propose de faire un concert aux pieds des pyramides vous vous dites :  « Ben ouais on va le faire ! »

Vous pouvez nous parler de Foggy Joe, Jammie Jefferson et 1906 ?

Quand je suis sorti du GRM (début des années 70. NDLR), je suis rentré dans le monde des maisons de disque et des studios que j’ai un peu piratés pour faire des travaux pratiques. Quand je découvrais tous ces moyens, j’en ai profité à mort pour expérimenter, comme si je rentrais dans une caverne d’Ali Baba. On m’a demandé en même temps de faire des morceaux pop et électronique. J’avais envie de faire ce pont entre l’expérimental et la pop.

Je trouve qu’il y a des choses encore pertinentes aujourd’hui dans ces morceaux. Vous aussi ?

Ça fait un moment que je ne les ai pas écoutés. (rires) Oui sans doute, il y a un côté assez « rough » là-dedans, une dose d’inconscience et de pureté, comme à chaque fois qu’on fait ce genre de choses…

 

Propos recueillis par Martial Ratel et Chablis Winston
Photo : Louise Vayssié