Véritable panorama de la danse contemporaine internationale, le festival de danse Instances, qui se déroulait du 17 au 23 novembre à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, s’est avéré cette année, comme les autres années d’ailleurs, toujours aussi exigeant et ambitieux, faisant la part belle pour cette 14ème édition aux chorégraphes italiens, dont les thématiques s’ancraient dans l’actualité artistique, politique et sociale, évoquant la crise migratoire et les difficultés à exister et à créer dans une société de plus en plus fermée à la culture.

Une scène italienne volcanique

Qui dit volcanique pense à la Sicile et à l’Etna, et en l’occurrence la soirée du 18 novembre était entièrement consacrée à la Sicile. L’auditorium du Conservatoire de Chalon accueillait tout d’abord Core/Demetra 2.0 de Giovanna Velardi. La chorégraphe sicilienne y revisitait  le mythe de Perséphone (appelée aussi Core), fille de Zeus et Demeter, à travers le prisme du monde actuel et de la femme sicilienne. Chorégraphie survoltée, pulsionnelle même, où les femmes sont emplies de dureté, martèlent le sol et ravalent l’homme à sa fonction d’ensemenceur. Fille du viol, Core, enlevée par Hadès, partage son existence entre la terre et les Enfers. Velardi offre un ballet d’une incroyable puissance, bousculant le mythe et la société patriarcale tout au long d’une chorégraphie enflammée, éructive, durant laquelle les femmes sont couvertes de mamelles ou revêtues d’un tablier de boucher  jetant avec rage sur le sol des pilons de poulet en un symbole castrateur. C’est audacieux, parfois à la limite du malaise, mais sans conteste une grande réussite.

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Emilio Calcagno est aussi Sicilien. Il vit en France depuis 1989 mais a gardé ses attaches avec sa ville natale, Catane, ville emblématique de ce tempérament de feu que possède la Sicile, antre de la mafia et des mamas. Sa pièce, Catane, Catane, créée au pied de l’Etna, est une véritable explosion des sens. Les dix danseurs se donnent à fond et les corps sont électriques. Calcagno a voulu une chorégraphie tout en décharges. Les corps se soutiennent, se battent jusqu’au bout, s’extirpant de ce carcan où religion, mafia et famille étouffent les chairs et les âmes. Entre airs populaires, tambours martiaux et électro, les danseurs (et Calcagno), qui finissent presque nus, règlent leurs comptes avec cette insularité pesante, jouant des hanches et bombant les torses en des attitudes crânes. L’espace scénique est occupé dans ses moindres recoins par les danseurs et la tension monte ; l’exaltation prend le dessus et la pièce se termine en un grand foutoir jubilatoire, telle la lave qui emporte tout sur son passage.

Un Robinson énigmatique

Alors il est certain qu’après ces deux spectacles fortement marqués et éruptifs, le Robinson de Michele Di Stefano qui clôturait le festival en s’inspirant du roman de Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, pouvait presque paraître transparent. Un décor nu, une musique très expérimentale aux infra-basses  continues et puissantes qui en auront découragé quelques uns, une danse hypnotique faite de gestes hésitants et répétés s’apparentant à une danse d’apprentissage, une tentative d’osmose entre les danseurs, entre Robinson et cette île, devenue ici lieu de métamorphoses et laboratoire de rencontre, de réinvention de soi face à l’Autre. Robinson, dont c’était la première en France, ne peut laisser indifférent. Robinson est ici vu comme un réfugié perdu dans son nouvel environnement, aride, et où il faut prendre la mesure du corps de l’autre. Entre performance, danse et expérimentation sonore, la création de Di Stefano ne fait pas dans la facilité, engendrant réflexion et perplexité.

Ces deux soirées made in Italie, emplies de ferveur, de cris, de ritournelles romantiques et d’odeurs méditerranéennes, ont permis de découvrir une culture tout en contrastes, à la fois innovante, voire carrément avant-gardiste mais aussi ancrée dans ses traditions et  fière de ses racines. L’Italie a su montrer, à travers ces trois oeuvres chorégraphiques, des visages différents et a su prouver la richesse de ses artistes, son ouverture et sa cruelle lucidité vis à vis de la situation actuelle.  Ces Instances de Chalon, placées sous le signe de l’Europe, de la désillusion et de la brûlante actualité, auront fait preuve d’audace et de courage, contrairement à d’autres festivals de danse, ce qui est tout à leur honneur.

– Thierry Blandenet
Photos (c) Marianna Giorgi & Andrea Macchia