Début décembre c’était le Festival des Nuits d’Orient un peu partout dans Dijon. Parallèlement à la prog’ officielle, l’Université de Bourgogne et l’Atheneum se mettaient eux aussi « au rythme des Nuits d’Orient » en proposant une série de rendez-vous culturels : ateliers, conférences, spectacles… On est allés voir Meursault au Théâtre des Feuillants, adaptation du roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. L’occasion de revenir sur la pièce et de te parler des livres qui l’ont inspirée.

pho3d0c723e-52c3-11e4-8635-29d43d8a7368-300x460Ivre, il tue un Arabe de cinq balles de revolver

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » C’est par cette phrase ultra célèbre, incontournable des quiz et autres jeux littéraires que tu offriras peut-être à ta belle-mère à Noël, que s’ouvre le roman L’étranger, premier ouvrage d’Albert Camus paru en 1942. D’emblée l’auteur annonce la couleur : il campe un personnage dont la sécheresse et la sobriété, confinant à l’insensibilité, le conduiront à sa perte. Ce mec au nom de pinard, Meursault, personnage principal du roman et narrateur rapporte, en deux parties, les quelques mois allant de la mort de sa mère à l’issue de son procès pour meurtre.

Nous sommes dans l’Algérie française des années 40, une Algérie de blancs et de loisir pour bourges qui se divertissent à la plage et au cinéma, dans laquelle les autochtones sont rapidement balayés d’un terme générique : « les Arabes ». Aucun d’entre eux n’aura droit dans le roman à davantage d’égard, des figurants sans profondeur psychologique. Par un après-midi écrasant de chaleur, ivre, Meursault tue un Arabe de cinq balles de revolver, un meurtre gratuit et sans motif. La seconde partie du roman décrit les mois d’instruction du procès, au cours desquels se déploie toute l’absurdité du fonctionnement de la justice et d’une société bien pensante ultra catho, qui condamnera davantage pour le manque de piété filiale et l’athéisme du personnage, que pour l’assassinat d’un homme considéré comme insignifiant.

Rendre justice à Moussa et à l’Algérie

En 2013, Kamel Daoud, journaliste et auteur algérien francophone engagé publie Meursault, contre-enquête. Dans ce roman, il revisite L’Etranger en offrant le pendant arabe de cette histoire, véritable contrepoint en miroir raconté par le frère de la victime, Haroun.

Dans le roman de Camus, l’homme que Meursault tue sur la plage ne possède ni nom, ni visage, ni histoire. Privé d’identité, déshumanisé, il est réduit à son origine ethnique : il est juste l’Arabe, un terme de blancs. Soixante ans après les faits, la voix de son frangin s’élève pour dire l’injustice, clamer le poids d’un deuil jamais reconnu, et donner sa version des faits. Amer et révolté, il déverse sur 150 pages sa rancoeur, pour soulager son âme et se débarrasser enfin du cadavre de son frère, qui le hante depuis des décennies, dont il dénonce la négation dans le livre de Camus. Il lui rend justice en lui restituant un prénom, Moussa, une famille, une vie personnelle, un caractère. A travers cette histoire particulière, il évoque aussi les relations entre colons et populations locales dans l’Algérie colonisée et porte un regard critique sur les cinquante dernières années de l’histoire de son pays.

« Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien »

La pièce jouée au Théâtre des Feuillants est adaptée du roman de Daoud, créée en 2015 pour le festival d’Avignon. Philippe Berling le metteur en scène, choisit d’axer la représentation sur le face à face entre Haroun et sa mère, sur leur relation fusionnelle entre amour et haine, culpabilisation et dévoration maternelles, très présente dans le roman. La scène s’orne d’un décor rudimentaire ; quelques draps suspendus, une table et des chaises jaunes en formica – les mêmes que chez ta grand-mère dans les années 80 – suffisent à évoquer un intérieur domestique. Pour le reste, la lumière fera l’affaire, façonne les temps et les espaces : le soir, la rue, la cellule, les visages projetés sur le drap.

Le vieil Algérien, dans une sorte de règlement de compte filial et un quasi monologue d’une heure trente, se livre et se délivre, égrène ses souvenirs, recompose l’histoire de la famille sur un ton lourd de reproches adressé à la mère. La vieille furie à ses cotés semble perchée, pieds nus, hirsute, elle ne parlera quasiment pas : elle chante, crie, râle, ricane, gesticule, chiffonne sa robe, s’écroule… Son chant délirant enrobe les souvenirs du passé, expulse les émotions et les douleurs dans une folie quasi sénile. Ce couple hypnotique et malsain emporte le spectateur jusqu’à la surprenante prise de parole maternelle du final.

Bon OK, avouons-le, ceux de la salle qui ne connaissaient pas les bouquins n’ont peut-être pas pané grand-chose à l’affaire, en particulier la classe de lycéens qui faisaient des allers-retours aux toilettes. Reconnaissons que le spectacle était plutôt adressé aux connaisseurs. Moi, j’avais révisé juste avant, j’ai adoré !

Alors, pour tes bonnes résolutions de 2017 – lire plus – on te conseille le diptyque désormais inséparable Camus-Daoud. L’Etranger c’est un tout petit roman à l’écriture sobre et dépouillée, efficace et d’une issue implacable, tu pourras le lire en deux-trois heures si t’as pas trop méfu avant. Poursuis ta lecture avec la contre-enquête de Kamel Daoud, complément désormais indispensable, qui redonne toute son épaisseur et sa coloration culturelle à l’Algérie de Camus, donne corps aux hommes, teinte aux lieux, ranime les quotidiens et les relations humaines dans cette Algérie qui n’est alors plus figée par le soleil brûlant d’un après-midi de 1942.

Et si comme chaque année, tes bonnes résolutions partent en fumée au bout de trois jours, tu pourras toujours te rabattre sur L’Etranger version BD par Jacques Ferrandez sortie en 2013, adaptation fidèle et mise en image de l’oeuvre de Camus, mais sans réelle revisite ni appropriation originale… On n’y a pas trouvé grand intérêt.

– Maria Mood
Illustration : Les Nuits d’Orient