L’intérêt d’avoir un grand théâtre dans sa ville, c’est de pouvoir y voir débarquer de temps à autre un grand metteur en scène – en l‘occurence ici Dominique Pitoiset, ancien Dirlo du Théâtre Dijon Bourgogne, qui a mis en valeur un texte fondamental du vingtième siècle. Transcendé par Philippe Torreton, acteur césarisé ayant reçu plusieurs Molière, il livre à Dijon une représentation pour laquelle il sera sûrement difficile de trouver des places, en avril, à la Comédie française. Prends ça, Paname!
Nous pouvons partir des remarques de Théodor Wiesengrund Adorno, qui a tenté de determiner le sens de tout projet esthétique à l’époque qui a vu croître les horreurs totalitaires : « L’art consiste à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine. » (« Engagement », in Notes sur la littérature, Flammarion, Paris, 1984, p. 289.) Nous pouvons le dire sans ambages. La pièce de Brecht que le TDB a programmé est une oeuvre d’art de haute portée -bien que polémique, nous y reviendrons-, dans la mesure où elle « joue », précisément, au sens que fixe le philosophe qui nous aide à le comprendre dans un essai sur Beckett, avec une réalité qui nous est malheureusement aussi contemporaine : « Jouer avec des éléments de la réalité sans les copier comme dans un miroir, sans prendre aucune position, en trouvant son bonheur dans la liberté de ne pas obéir aux ordres, est bien plus dénonciateur que de prendre officiellement le parti de dénoncer« . L’histoire d’Arturo Ui, apprenti tyran sans scrupules ni vergogne, simplement exposée, sera en cela bien plus marquante et dénonciatrice que tout oeuvre prétendant, directement, et maladroitement, dénoncer l’appétence insupportable de certains de nos concitoyens pour la gouvernance abandonnée à des personnalités autoritaires. D’autant que dans son texte, Brecht a par moment le tact – que nous sommes tout de même tentés de ne plus avoir – de prendre en compte le désarroi du peuple qui permet l’accès du dictateur fantoche au pouvoir.
Une mise en scène chirurgicale
Si cette épithète est de mise, c’est que c’est sous un luminaire qu’on croirait sortir d’une salle d’opération que se joue la prise de pouvoir par Ui/Hitler et ses acolytes (on reconnaît facilement le morphotype, les allures et tendances de Röhm, Göring et Goebbels.) Cette lumière crue n’est pas étonnante car se dresse face au spectateur, tout au long des tribulations de ces charmants protagonistes, une gigantesque chambre froide, dont quelques portes sont ouvertes, laissant apparaître alignées les premières victimes de la dérive fascisante, mais figurant aussi l’être-en-commun déficient de la démocratie de Weimar, acculée par l’hypocrisie et la corruption de ses dirigeants. Le texte de Brecht est d’ailleurs quelque peu gênant tant il prend pour évidente l’équation communiste selon laquelle la démocratie libérale porterait forcément en son seing les propensions fasciste – voire que le milieu des affaires serait directement responsable de l’avènement au pouvoir du nazisme : il faut savoir que cette hypothèse commode pour un gauchiste pouvait être soutenu par…des nazis eux-mêmes, révisionnistes, après la seconde guerre mondiale…Malaise. Du reste, en 2017, cette représentation semble venir à point pour qu’une certaine gauche se donne bonne conscience et joue à se faire peur, en décrétant par exemple qu’un parallèle serait évident entre notre époque et 1933. Le dispositif scénique, avec plusieurs télévisions et un grand écran, diffuse par moment des clins d’oeils appuyés à des manifs de jeunes de banlieue, mises en regard de la situation de Weimar, ce qui paraît pour le moins simpliste, un raccourci douteux (mais qui plaira : le fameux CRS = SS, qui fait toujours plaisir au petit peuple). Idem lorsque Torreton se présente aux élections françaises à la fin de la pièce. Par ailleurs, la mise en scène est très dynamique, mais parfois vouée à secouer un public impressionnable; ainsi d’une allégorie de l’esthétisation des postures hitlériennes mettant en scène un acteur âgé…nu. Ou l’utilisation de pétards réels pour figurer la violence sourde de la Nuit des longs couteaux. Vous êtes prévenus. Saluons enfin l’usage de musiques de Verdi et de…Rammstein (« Ich Will » – clin d’oeil à Nietzsche et sa volonté de puissance?) – – même si l’effet recherché pourrait lorgner du côté de « l’oeuvre d’art totale » wagnérienne, de triste mémoire. Mais revenons au texte de Brecht, dont on peut regretter par ailleurs -dogme communiste oblige- qu’il ne thématise pas un instant le racisme et l’antisémitisme nazi. …/…
« le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde ».
Difficile de ne pas mettre en avant cette citation, la plus célèbre de la pièce – sentence non énoncée sur scène toutefois- , et encore plus difficile de ne pas la mettre en regard de la situation actuelle où divers Ubu, en Russie, aux USA voire peut-être dans l’Héxagone, accèdent au pouvoir par tous les moyens, populisme en tête – si on tête il y a.
Bien sûr, il est loisible à chacun de se demander si la question de savoir si « 1933 est devant nous » n’est pas un peu une formule paresseuse pour se représenter le caractère protéiforme du fascisme. Si le metteur en scène nous diffuse des images de Reichstag en feu, nous ne sommes pas tenus d’imaginer tantôt une sitation bientôt identique pour l’Assemblée nationale. Si? Dans tous les cas, la question de l’émancipation des gouvernés – telle qu’elle peut être un thème pris en otage par les discours extremistes, implique de se confronter aux tentations et catastrophes passées.
Mais si vous souhaitez ne pas trop méditer les enjeux politiques des prochains mois, il est vrai qu’il vaut mieux ne pas vous aventurer au TDB : ici, l’engagement du metteur en scène est indéniable – et nous laisserons de côté la question – soulevée par Théodor Wiesengrund Adorno, de savoir quelle peut être la valeur de résistance véritablement esthétique d’une oeuvre si visiblement « engagée » (quand à la question de savoir si, à l’ère de l’horreur, l’art doit être gai, tu peux y réfléchir en lisant ceci : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=522 )
Au pire, il est toujours possible de venir voir l’Arturo Ui pour envisager de façon générale la cupidité, la rapacité de la condition humaine, indépendemment du contexte politique. C’est d’ailleurs ce que suggère aussi le fait que le anti-héros de la pièce cherche à faire main-basse sur le trust, à Chicago, du…choux-fleurs. Cet aspect grotesque de la pièce n’est pas du tout repris par le metteur en scène, ce qui est un peu dommage puisque cela amène un peu plus d’esprit de sérieux : le regard, là encore, est peut-être trop lourdement tourné du côté de l’électeur plutôt que du spectateur. Cette référence ridicule au « trust des choux-fleurs » permettait aussi de mettre de façon salvatrice à distance la réalité politique concrète – entendu que celle-ci est bien souvent aussi ridicule et mesquine qu’une lutte pour un champ de poireaux. Bien sûr, Brecht le communiste nous incite à saisir plus qu’une analogie entre le besoin de rayonnement de tout trust libéral et les ambitions impériales du petit criminel Ui, comme s’il était entendu que le premier s’accomoderait bien, au bout de quelques décennies, de l’avènement du retour de la « bête immonde. » C’est une thèse tout à fait discutable. Mais le spectacle parvient à donner à penser, et en cela il est une totale réussite.
Rire – ou bien pleurer- et résister au résistible.
Les politiciens démagogues et opportunistes ne sont que de vulgaire gangsters opérant quelque O.P.A agressive et fructueuse sur l’opinion publique. L’affaire sent franchement le chou-fleur.
Au même titre que l’ouvrage Le rire, de Bergson, nous permet d’envisager l’aspect à la fois poignant et comique des idiots utiles – ceux qu’on invite dans un dîner de cons-, Bert Brecht jette une lumière crue sur ce qui peut à l’occasion provoquer l’hilarité comme les larmes : du mécanique plaqué sur du vivant (c’est la définition que donner du rire Bergson), voilà bien ce que deviennent les citoyens dévoyés qui laissent advenir des régimes autoritaires; de vulgaire pantins prévisibles. Pour ne rien dire des milieux des affaires, directement incriminés. « Mon ennemi, c’est la finance » : on se doute bien que les spectateurs seront tous séduits par une telle dénonciation; démagogie? Celle-ci est peut-être ailleurs. Tout un pan du discours bien-pensant actuel consiste à « chercher à comprendre et à tolérr le populisme » plutôt que de l’accabler de mépris, il revient aux spectateurs – souvent éclairés – de pouvoir assister à quelques scènes cathartiques, où, au contraire, ils pourront se laisser aller à se moquer de la marche à l’abîme fasciste à laquelle certains, déjà oublieux des ignominies du siècle précédent, semblent vouloir de nouveau nous contraindre « démocratiquement. » En n’oubliant jamais qu’elle demeure résistible là où, quelques uns, ça et là, s’imaginent déjà pouvoir résister autrement qu’en riant aussi férocement que cet Ubu féroce qu’est Arturo Ui. En attendant, courez voir les quelques représentations de cette pièce et de son projet politique d’exhibition de la médiocrité de la fascisation des esprits, que résume cette formule d’Adorno :« Les traits habilement absurdes ou idiots des œuvres d’art radicales d’aujourd’hui, qui agacent tant les esprits positifs, sont moins une régression à un stade infantile qu’un procès comique qu’elles font au comique » ; fini de rire?
Tonton Stéph
photo: Cosimo Mirco Magliocca