L’auditorium, ce n’est pas juste le beau monument où tu passes en tram en revenant du campus. Info complètement dingue : il se passe des choses dedans. Mieux : si t’es étudiant, on a même vu qu’un stand distribuait du vin blanc gratos lors de l’entracte. Prends ça, le Vieux Léon. Trêve de plaisanterie, en ce dimanche pluvieux, on avait rendez-vous avec un violon et un piano-forte – et il y avait foule.

Si tu as peur d’écouter du clavecin pendant deux heures – parce que tu flippais en écoutant le générique d’Il était une fois l’homme, rassure-toi, la variété est au rendez-vous, et de toute façon il s’agissait ici de piano-forte. Foin de Toccata et fugue, ici, puisqu’il il s’agissait d’une fantaisie pour clavier avec accompagnement au violon. Mieux : tu vas peut-être apprendre comme le béotien qui rédige cet article qu’en matière de fugue, un Bach peut en cacher un autre; il ne s’agissait pas ici de Jean-Sébastien, mais de Carl Philipp Emmanuel, son fils cadet. Celui-ci a connu un certain d’estime, au point d’être appelé « le Bach de Berlin » – ce qui sonne toujours mieux que le Bach de Genlis, ou de Vesoul c’est sûr-, notamment pour avoir donné ses lettres de noblesses à un courant musical allant à l’encontre du rationalisme des Lumières, faisant davantage la part belle au ressenti et aux engagement moraux. Pas des choses de l’esprit (Geist), mais plutôt de l’âme (Seele) ; et il se trouve que la petite intériorité du fiston était quelque peu tourmentée, cela était sensible à l’auditorium, puisque des sortes de « sautes » musicales avaient régulièrement lieux, trahissant une certaine versatilité tout à fait assumée par le compositeur homonyme. On se dirige vers quoi avec ça ? Ben vers le romantisme ; suis un peu.

Musique de chambre (à coucher)

Les quatres compositeurs joués s’étendent sur deux siècles : choix étonnant dans la mesure où, sur le papier, cela recouvre trois périodes bien différentes, voire antagonistes : la baroque (pas vraiment exposé ici), le classique et le romantique. Saluons alors le choix intéressant consistant à retracer en quelque sorte depuis le fils Bach, une sorte de généalogie du romantisme. L’oeuvre suivante était aussi le produit d’un nom ronflant, puisqu’il ne s’agissait rien de moins que de Beethoven : Sonate pour pianoforte et violon en sol majeur op. 96, de 1812. Soyons honnête, cette pièce m’a paru assommante, je ne préfère donc pas m’étendre sur le sujet. Mon accompagnatrice, qui peut pas franchement se vanter, du coup, d’avoir une meilleure oreille pour cela que moi, a posé la punchline suivante : « tu m’étonnes qu’il était sourd! » Plus sérieusement, cela était apparemment écrit dans le style de Pierre Rode. Inconnu au bataillon. Comme pour s’excuser d’avance d’avoir amené mon assoupissement, Beethoven écrivit à l’Archiduc Rudolphe : « … Je n’ai pas mis trop de fougue dans le dernier mouvement par simple souci de ponctualité mais surtout car, en l’écrivant, je dus considérer la manière de jouer de Rode. Dans nos finales nous aimons les passages rapides et résonnants, mais cela ne plaît pas à Rode et me freine en quelque sorte ». L’exécution (de l’oeuvre) prend approximativement 27 minutes, et semble particulièrement malaisié ; la violoniste Isabelle Faust semble tout à fait s’être acquittée avec brio de cet exercice tortueux.

Schumann et Brahms comme points d’orgue.

Robert Schumann, ça nous a réveillé : c’est le romantique passionné par excellence, que cela plaise ou déplaise, d’ailleurs. Nietzsche, en plein anti-wagnérisme, n’était pas tendre, le nommant dans son ouvrage Humain trop humain « l’éternel jeune homme » – mais pour mieux le chambre par la suite : « il est vrai qu’il y a des moments où sa musique fait songer à l’éternelle « vieille fille ». » Bim, prends ça. En vérité, c’est effectivement très maniéré et ça part sérieusement dans les aigus. Mais les éléments biographiques suivants vont t’expliquer son cas, voire même te réconcilier avec son côté fragile : « Sa forte sensibilité tendait facilement à s’exacerber ; il était enclin à l’hypocondrie. Sa tendance appuyée à la mélancolie, n’excluait pas l’humour qui chez lui pouvait être sec ou tendre, cinglant ou bienveillant. Introverti, il réagissait aux situations de tension nerveuse par la somatisation et l’alcoolisme ». Le musicien avait quasiment des soucis psychiatriques d’ailleurs, et il semblerait que cette oeuvre que l’opéra de Dijon a eu l’intelligence de proposer en témoignait quelque peu : le concerto pour violon, composé en 1853 pour un violoniste juif célèbre, posa vite problème : la femme de Schumann décida même de ne pas le publier, sous prétexte qu’il portait la marque du déclin mental du compositeur. La violoniste Isabelle Faust (quel nom!) semblait particulièrement à l’aise pour interpréter cette oeuvre pourtant éminemment complexe et avant-gardiste, lorgnant vers l’expressionnisme. L’oeuvre de Brahms jouée en final était charmante, Sonate pour pianoforte et violon en mi bémol majeur op. 120 n°2 (1894); apparemment elle était aussi prévue au départ pour être jouée à la clarinette. Il s’agit d’une oeuvre tardive, au crépuscule de sa vie – il quittera ce monde trois ans après; pour autant, malgré ses 61 ans la sentimentalité romantique est plus que jamais au rendez-vous, avec de belles couleurs musicale et cette maîtrise dans ce fameux art du contrepoint.

Rendez-vous est pris.

Un mot enfin sur le pianiste, célèbre, Andreas Staier, qui a joué un peu partout en Europe, mais surtout à Cologne et Fribourg, ainsi qu’au Japon ou aux Etats-Unis. Cela te pose un décor. Il a une prédilection marquée pour le baroque et classique puisque il a choisi le clavecin et le piano-forte; mais il a aussi fait preuve d’une sensibilité plus moderne puisqu’il s’est aventuré également dans le domaine de la musique contemporaine. Un répertoire assez large, donc. Il ne faudra pas le louper le 12 mars, donc, pour son Concerto pour deux clavecins – Bach & fils pour lequel il sera accompagné de Céline Frisch. Jean-Sébastien, professeur rigoureux et papa, a apparemment réussi à pondre quatre gosses joueurs de clavecins; ils sont tous devenus des musiciens accomplis; reste à savoir s’ils furent d’authentiques génies comme leur daron, ce qui invaliderait la thèse de Kant selon laquelle le génie n’est ni à même de formuler son talent, ni de le transmettre. Prends ça, l’Aufklärung!

Tonton Stéph