En Bourgogne, le mot “Consortium” ne désigne pas un groupe de musique, pas une équipe de basket, pas un groupuscule politique ni même une secte – ou pas vraiment. Et même si peu de gens peuvent se vanter de connaître parfaitement chaque minuscule recoin de leur propre ville, le nombre de Dijonnais ignorant tout de l’existence de ce bâtiment demeure affolant, alors qu’il est pourtant question d’une véritable machine de guerre au rayonnement et à la réputation mondiale. La plupart de ceux qui connaissent l’endroit l’ont surtout fréquenté pour les différents concerts, organisés par une poignée d’associations, sans vraiment toujours réfléchir à ce qui se cachait autour et au-dessus de la scène. Mais au delà de ça et sachez-le, le Consortium est l’un des plus gros lieux de l’art contemporain (soit tout l’art produit après la Seconde Guerre mondiale, pour résumer grossièrement) de la région. À l’occasion de ses quarante ans, conjointement au Centre Pompidou, à Paris, retour sur une institution qui a placé Dijon sur la carte mondiale de l’art actuel.
« Ah ouaiiiis, c’est le musée tout blanc à côté du Casino rue d’Auxonne ? » Pour commencer, interdiction absolue de parler de musée, sinon passage à tabac direct. On parle ici d’un centre d’art contemporain. Niveau statut administratif, paperasse et compagnie, c’est quand même pas la même chose : un centre d’art, car c’est un statut particulier, qui fonctionne à environ 70% de subventions (ville, région, ministère de la culture, etc.). Le reste est basé sur différentes missions extérieures que peuvent mener les directeurs, et la location des salles (dont celle de concert au sous-sol du Consortium) à des particuliers ou associations pour différents événements. Le Consortium est, comme beaucoup d’autre centres d’art contemporain en France, géré par une association loi 1901. Il s’agit en l’occurrence du Coin Du Miroir (en référence à un lieu-dit du centre-ville dijonnais), fondé en 1977 par un groupe d’une dizaine d’étudiants en fin de cursus, majoritairement en Histoire de l’art et accompagnés d’autres personnes, dont un dénommé Jean-Luc Alexandre.
« On veut les œuvres pour nous (…), il n’y a pas de raison d’obéir au centralisme parisien ! » Franck Gautherot, co-directeur du Consortium
Ce dernier était alors correspondant français pour le magazine Flash Art dédié à l’art contemporain international et, connaissant déjà quelques artistes, il permet à l’association de se constituer rapidement un réseau solide. De ces étudiants, il ne reste aujourd’hui que Xavier Douroux (décédé fin juin 2017 des suites d’une longue maladie, ndlr) et Franck Gautherot, toujours à la tête du Consortium et épaulés depuis 1996 par le commissaire et critique d’art Eric Troncy. L’aventure démarre à Dijon, et non à Paris qui semblait pourtant être alors un choix évident pour l’art contemporain. Franck Gautherot, qui répondra à nos questions tout au long de ce dossier, justifie ce choix pour des raisons pratiques : Dijon était leur lieu de résidence, s’envoler pour Paris était aussi plus coûteux. Selon ses propres mots, il y avait aussi une petite part d’égoïsme : « On veut les œuvres pour nous (…), il n’y a pas de raison d’obéir au centralisme parisien ! ». Ce fut d’ailleurs un pari au départ difficile : « À cette époque, les lieux d’art contemporain c’est seulement quelques musées : celui de Toulon, celui de Grenoble, à Marseille (…), à Bordeaux, à Villeurbanne il y a ce qui est devenu l’IAC, Institut d’art contemporain… ». C’est donc dans ce contexte que débute le périple du Coin Du Miroir.
Avant de devenir ce qu’ils sont aujourd’hui et d’avoir un tel espace d’exposition, les commencements étaient plus modestes : dans un premier temps installée dans un petit appartement au-dessus d’une librairie alternative (celle de Bernard Zekri, l’actuel boss de Nova) rue Chabot-Charny, l’association va voguer de lieu en lieu en passant, en 1982, par l’emplacement où se dressaient encore les restes d’une boutique d’électroménager, « Le Consortium », place du marché à Dijon, ancrée dans d’anciens bains publics – les Bains du Nord – aujourd’hui lieu d’exposition du FRAC Bourgogne. Par la suite, elle occupera – communément avec d’autres associations et l’ENSA (École Nationale Supérieur d’Art, ou plus communément l’école des Beaux-arts) de Dijon – une ancienne usine au 37 rue de Longvic, dénommée très originalement l’Usine, et ce jusqu’en 2011, date à laquelle le Coin Du Miroir, désormais proprio, y posera définitivement ses valises et choisira de revenir au doux nom du Consortium. « Ce nom nous plaisait, commente Franck Gautherot, on l’a gardé». Le bâtiment est alors totalement rénové avec l’aide d’un architecte japonais, Shigeru Ban, qui, en plus de créer d’immenses salles totalement blanches, ajoutera toute une aile à l’usine déjà existante, surélevant aussi le sol à l’extérieur et aménageant les sous-sols en salle de concert, loges, cuisine et atelier, entre autres. Au fil du temps, avec l’aide d’un réseau de plus en plus dense et de multiples rencontres, la popularité du Consortium évolue. Par des prédictions justes et un goût certain pour l’avant-garde leur octroyant toujours un coup d’avance, ils attirent l’attention d’artistes à la renommée internationale qui retrouvent en ces lieux un outil de travail et d’exposition, ouvert aussi bien aux artistes confirmés qu’à ceux émergents, qui y trouvent un sérieux coup de pouce pour leur carrière.
Les Presses du Réel
Les têtes pensantes derrière le Consortium œuvrent également dans le domaine de l’édition. Dans un premier temps, dans un souci pragmatique de donner les moyens ou les connaissances nécessaires pour accompagner et apporter un support texte aux expositions, l’association publie quelques catalogues dès 1981-1982. Les produire est une chose, les vendre en est une autre : il s’agit d’abord de convaincre les libraires, et pour ce faire la structure associative apparaît alors moins crédible. C’est ainsi que naissent Les Presses du Réel, en 1992. La nature commerciale de ce type de structure dépend d’un processus économique bien différent de celui d’une association et pose alors à la fine équipe un souci d’indépendance vis-à-vis du Consortium: celui d’être à la fois actionnaires privés de la première, en restant à la direction de la seconde. Par souci d’éthique et par choix personnel, la gestion de la maison d’édition est confiée à une autre association, sur laquelle le Coin Du Miroir garde toutefois un œil attentif. « Cela limite nos responsabilités en cas de faillite », s’amuse Franck, ainsi qu’un éventuel enrichissement personnel – bien que cela soit rarement le cas avec une maison d’édition. Malgré une structure économiquement fragile, l’association parvient toutefois à maîtriser financièrement la bête et diversifie ses activités. À l’heure actuelle, les Presses du Réel comptent 6 salariés, publient 60 livres par an – des écrits sur des artistes, parfois par des artistes, ou encore des catalogues d’expositions et des ouvrages philosophiques. Les publications sont distribuées dans 60 points de vente et distributeurs, faisant figure de référence dans l’édition d’ouvrages d’art contemporain.
Les 40 ans
Pour en revenir à l’activité principale du Consortium, l’exposition pour le quarantenaire commun avec le Centre Pompidou est donc nommée Truchement. Sa genèse est à chercher du côté de quelques petits malins du Centre Pompidou ayant eu l’idée astucieuse de célébrer leurs 40 ans non pas dans leur propre espace, mais chez les autres. Au Consortium, personne n’est véritablement emballé : « On avait fait les 20 ans, ça nous suffisait». Quelque peu réticente au premier abord, la direction entame une réflexion autour de récits et d’artistes communs et envisage d’exposer quelques productions d’époque, exposées par Pompidou dans le passé, ou des œuvres produites par le Consortium et rachetées par le centre parisien ensuite, datant pour la plupart des années 80 et 90. Un tri s’opère pour ne garder qu’une sélection d’œuvres et d’artistes, témoignant d’un passé commun aux deux structures. Ces temps forts le sont aussi pour avoir été partagés avec une multitude d’individus : des visiteurs assidus aux curieux de passage, en passant évidemment par les membres de l’équipe du centre d’art et ceux qui les suivent depuis le début de l’aventure.
Ces 40 dernières années, c’est une tranche d’histoire au cours de laquelle le monde était en constante mutation
On retrouve, entre autres, pour cette exposition au Consortium les travaux d’Hans Haacke, dont l’installation complexe d’un bunker de béton comme coffrage d’une devanture de boutique de luxe se veut aussi visuelle que dénonciatrice; ceux de Maurizio Cattelan et de sa tombe, vide, petit pied de nez à ses détracteurs et creusée à même le sol froid en béton; l’immense toile de Frank Stella, entre jeux de couleurs et de profondeur ; les date painting d’On Kawara, peintures représentant des dates et réalisées les mêmes jours que ceux indiqués sur les toiles et qui répondent, au centre, à une statuette d’Alberto Giacometti – les deux artistes sont d’ailleurs représentés en portrait par Yan Pei-Ming, gloire dijonnaise que l’on ne présente plus, dans la même salle. Sont également mis à l’honneur Rodney Graham, qui y expose un énorme et ancestral système de projection de vidéos qui anime des gros plans enneigés sur une vieille machine à écrire. Plus loin, Bertrand Lavier joue aussi de la projection mais cette fois avec de célèbres œuvres picturales, comme autant de mises en abîme. À l’étage du bâtiment, des compressions de squelettes de voiture de César (oui, celui de la statuette de la cérémonie du même nom) côtoient un long tunnel gonflable rythmé par des vidéos de plans de paysages, prises à l’intérieur d’un train, ponctuées de très courtes scènes de films cultes, telles des apparitions fantomatiques. Autant d’histoires croisées qui forment une vision des deux institutions, à la fois globale et multiple, portée vers le passé. Car ces 40 dernières années, c’est une tranche d’histoire au cours de laquelle le monde était en constante mutation et où plusieurs événements majeurs se sont succédés, y compris sur le plan technique.
Cet aspect n’a pas été négligé au sein de Truchement, avec par exemple l’activation de films 35 ou 16 mm au sein des productions de Rodney Graham et de Bertrand Lavier; à l’ère du tout numérique, ces formats désormais désuets, sont voués à la disparition. Parallèlement à Truchement se déroule également une autre exposition, Jpeg, dont la mise en place n’est pas anodine car elle aussi porteuse d’un récit du temps qui passe. L’artiste Alan Belcher, qui a fait ses débuts à New York dans les années 80, expose des objets en céramique présentant toujours strictement le même visuel : le logo d’un format d’image informatique, le fameux « jpeg», accroché aux murs de différentes façons, comme si les icônes représentaient de réels tableaux avec un accrochage conventionnel de musée ou de galerie d’art. Il est donc aussi question d’histoire, dans cette seconde exposition, qui témoigne du remplacement des images réelles et des objets par le numérique.
Bien au-delà d’une simple exposition, la célébration des 40 bougies du Centre Pompidou et de l’association derrière le Consortium présente un véritable parcours dans l’histoire de l’art contemporain, à travers une institution dijonnaise qui a su se pérenniser et devenir un sérieux concurrent face à d’autres structures de la capitale, leur subtilisant au passage l’exclusivité de certains artistes de renom. Il est vrai que, face à un public peu familier du monde de l’art contemporain, certaines choses exposées peuvent paraître étranges, inesthétiques, dérangeantes, et confrontent à l’éternel débat de ce que propose ce monde de l’art si particulier – qui s’avère aussi singulier et vaste que le monde lui-même. Mais en s’y penchant davantage, on peut y déceler la résonance que certaines œuvres entretiennent avec des évènements historiques ou des éléments plus concrets susceptibles de toucher chacun d’entre nous. Quel futur se réserve le Consortium ? Quels mouvements ou artistes vont encore en émerger et avec quelles techniques ? On se retrouve ici dans 40 ans ?
Par Doug Ritter et Ash, à Dijon
Photos : Le Consortium
Article extrait du numéro 19 du magazine Sparse, sortie début juin 2017