Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information à l’Université Panthéon-Assas, travaille sur l’origine de la mauvaise opinion que peut avoir la société française sur les journalistes. « Qui sont ces merdias et tous ces journalopes ? », c’était justement le thème d’un des ateliers animés par Arnaud pendant le très bon festival les Rendez-vous de juillet, événement autour du journalisme organisé à Autun cet été par les éditions des Arènes, et les revues XXI et 6 mois. Quelques éléments de réponse sur le pourquoi du malaise, entre Zola, Pierre Carles, Sarkozy et Twitter avec un chercheur qui n’élude pas les questions qui fâchent, mais qui ne met pas tout le monde dans le même sac.

On parlait de la mauvaise opinion des journalistes, vous dites que c’est la profession la plus détestée.

Oui c’est vrai, juste après les politiques.

Résultat de sondage ?

Oui c’est ça, absolument. Il y a plusieurs sondages de ce type sur les professions et qui sont fait de manière très régulière, depuis longtemps. On a l’impression que l’un et l’autre, journalistes et politiques, se font tomber vers le fond, parce que dans l’opinion il y a beaucoup cette idée que les journalistes qui sont visibles, les journalistes des grands médias nationaux nous mentiraient, parce que beaucoup de gens fabriquent leur idée du journaliste sur cette base là, ce qui ne représente absolument pas la grande majorité des journalistes mais bon c’est comme ça, c’est l’arbre un peu qui cache la forêt en quelque sorte…

Le 1% des médiatiques.

Oui, ils construisent l’idée qu’ils font partie des élites comme les politiques, comme les élites économiques et que ces gens-là sont loin des réalités des Français, voire méprisent les Français, les ignorent. Donc tout le monde a l’impression que ça fait tomber vers le bas parce qu’ils coulent les uns vers les autres et donc on est dans une espèce de mécanique infernale.

Vous, finalement, vous pensez qu’on n’est plus vraiment dans la critique, qu’on a passé un cap depuis quelques années, en particulier avec cette très longue campagne présidentielle. On est vraiment dans la haine du journaliste, que ça soit dans le discours des politiques, comme deux anciens premiers ministres, Fillon et Raffarin ces derniers temps, mais aussi bien sûr sur les réseaux sociaux.

  Je pense qu’il y a une sorte d’étape qui a été franchie à mon sens, c’est-à-dire que la critique des journalistes, la critique rude, elle est là depuis très longtemps ; dans les années 20, il y avait des critiques extrêmement violentes et qui étaient extrêmement méritées parce que tout le monde pouvait se prévaloir du titre de journaliste, dans le sens où il suffisait d’être payé pour écrire un papier. Payé dans les deux sens du terme, c’est-à-dire à la fois avoir un salaire et avoir une enveloppe de corruption. Dans les ministères par exemple, il y avait des enveloppes, on savait, et des journalistes déclarés venaient chercher leur argent à la fin du mois en liquide, c’était à ce niveau-là. D’où la loi de 1935 qui voulait mettre un grand coup de balai dans tout ça et créer la carte professionnelle du journalisme pour contrôler. Donc la détestation et la critique des journalistes ça fait très longtemps mais ce qui est intéressant maintenant c’est que les politiques de tous les bords s’emparent de ça, surfent sur cette vague de critiques, appellent eux-mêmes finalement à détester d’une certaine façon les journalistes, et en tout cas à les contester de façon très vive. Et on se retrouve en dernière instance avec des gens sur les réseaux sociaux, dans un certain nombre de cas des gens qui savent très bien ce qu’ils font, dans d’autres des esprits faibles, qui passent un cran et qui ne sont plus dans dans la critique mais dans la détestation, dans la haine, d’où l’injure, l’insulte, etc.

Effectivement il y a un basculement après la Seconde Guerre mondiale, un autre type de journalisme arrive, mais précédemment vous l’avez dit, on avait un journalisme qui était d’opinion, engagé, beaucoup plus qu’aujourd’hui, tributaire. Mais en même temps on a une figure du journalisme en France qui est peut-être trop mythique. On a le « J’accuse ! » de Zola également qui donne des caps, des repères. Mais cette figure-là est-elle oubliée ?

Non, elles sont régulièrement rappelées mais ce n’est pas parce qu’il y a eu des figures devenues légendaires qu’elles rachètent tous les péchés de l’ensemble de la profession, c’est pas Jésus Christ. C’est vrai qu’en même temps la profession les met en avant, c’est une évidence.

« Le mal profond de notre société est, si je puis dire, l’abus d’information. Il y a comme on dit : infobésité. »

 

Vous parliez tout à l’heure d’endogamie sociale, de collusion, ce que certains appellent la classe politico-médiatique ou la caste politico-médiatique, et finalement vous dites : « cette critique est méritée, ils font les mêmes écoles, Sciences-Po Paris, etc… ils se connaissent très, très bien et c’est aussi pour ça qu’ils donnent le bâton pour se faire battre ».

Une fois de plus, c’est l’élite des journalistes, des grands médias parisiens avec l’élite politique nationale. Ce n’est pas représentatif même si parfois au niveau local, on peut retrouver ce type de contingence et de collusion d’une façon ou d’une autre entre certains grands médias locaux, des responsables de ces médias et des barons politiques, donc on peut retrouver le même type de relation. C’est vrai que ce genre de pratique fait du mal à la profession, il faut être très clair, parce que ça introduit un coin dans lequel certains, avec marteau et masse, enfoncent pour essayer de briser le lien de confiance qui peut exister entre le public et les journalistes. Et de ce point de vue, je pense que ce n’est pas parce que je fais une analyse pour essayer d’en montrer les avantages et les limites, surtout les limites des critiques haineuses contre les journalistes, qu’il faut pour autant donner un blanc-seing à toute la profession. Il faut descendre de son vélo pour se regarder pédaler en quelque sorte et voir un peu aussi les travers de la profession.

Quid de la critique des journalistes par les journalistes? Sans vous raconter ma vie, moi j’ai beaucoup aimé les premiers Pierre Carles, qui mettaient en avant, dénonçaient. Là, on avait un travail pour le coup journalistique risqué d’un point de vue professionnel, le gars ne pouvait plus être embauché. Mais surtout je découvrais des pratiques qui me semblaient désagréables et surtout des pratiques à éviter. Est-ce qu’on ne peut pas dénoncer mais par l’intérieur pour déminer justement une critique globale qui emballe tout le monde, et qui met tout le monde à la poubelle ?

Dans le cas de Pierre Carles, mais aussi de François Ruffin, de tas de gens comme ça, très souvent ce n’est pas qu’une dénonciation de l’exercice du métier, c’est aussi une dénonciation qui est un agenda politique. C’est-à-dire qu’ils défendent aussi. Souvent, ils sont très à gauche, avec l’idée que le cœur de cible, c’est le grand capital, ce genre de choses. C’est la possession de l’industrie de la presse qui les préoccupe le plus finalement, et parfois à juste raison d’ailleurs. Mais moi ce qui me paraît plus intéressant, ce serait une critique interne sur les conditions d’exercice du métier. J’ai l’habitude de dire de façon un peu provocatrice avec des journalistes qu’à la vue des conditions d’exercice du métier aujourd’hui, c’est un métier de cons fait par des gens intelligents. C’est-à-dire que les journalistes sont très bien formés souvent, formés sur le tas, diplômés, etc. Donc ils sont parfaitement lucides et conscients. Ce n’est pas vous faire offense que de vous dire que vous passez votre temps très souvent entre vous à dire : « ouais non mais là tu comprends, les conditions, on nous a demandé n’importe quoi, on n’avait pas le temps, on n’avait pas de recul, on n’avait pas ceci, cela ». Vous savez faire ça hein ? Et l’enjeu à mon sens c’est effectivement d’arriver à dénoncer les conditions sociales et professionnelles d’exercice du métier parce que ce sont ces conditions-là qui sont une fabrique à ce que j’appelle la « malinformation ». Non pas la désinformation, parce que, par exemple dans la critique de Pierre Carles et autres, on va trouver souvent l’idée que c’est quasiment une désinformation, au sens où il y aurait une espèce d’agenda idéologique, machin. Ça existe parfois, je ne suis pas angélique mais je pense qu’il y a plus grave que ça. Ce ne sont pas des conditions de désinformation, ce sont des conditions de malinformation, c’est-à-dire une mauvaise fabrication de l’information.

« Les journalistes n’existent pas parce qu’en fait vous êtes devenus des minutistes » 

 

Journaliste, ça n’existe plus avec ce rythme qui s’impose et ces conditions de travail. Maintenant Ils sont devenus des minutistes, au jour le jour, à la minute la minute.

Exactement. Par exemple, dans les conditions de mauvaise fabrication de l’information, il y a effectivement le tempo de l’urgence, parce qu’il faut alimenter le site, parce qu’on va changer plusieurs fois l’article, on va l’actualiser plusieurs fois par jour. Il y a les chaînes d’information continue qui mettent une pression infernale derrière laquelle les gens courent. Il y a un vrai problème à mon sens de gestion du timing et ça, c’est contributif justement d’absence de recul, de publication d’infos mal recoupées, mal dosées. Quand même quand on s’appelle l’AFP qui est pourtant le saint des saints, annoncer la mort du P.-D.G. de TF1, enfin des trucs invraisemblables. Donc je pense qu’il y a une vraie réflexion à mener. Si on prend l’étymologie dans « journalisme », c’est « jour ». C’est l’unité de compte. Bon. Les journalistes sont devenus des minutistes, et je disais tout à l’heure dans la conférence qu’un jour, en provoquant comme ça un journaliste était monté sur ses grands chevaux au départ, je le voyais trépigner à l’idée de me répondre et je le voyais s’indigner que je dise que les journalistes n’existent pas parce qu’en fait vous êtes devenus des minutistes. Et une fois qu’il avait compris mon raisonnement, il me fait : « Ah non mais je ne suis pas d’accord avec vous parce qu’on n’est pas des minutistes, on est des secondistes ».

Est-ce que la haine n’est pas une forme de déséquilibre entre la puissance des techniques de communication utilisées justement pour détester les médias, utilisées par le politique, et puis les techniques du journaliste qui sont beaucoup plus pauvres, beaucoup plus rudimentaires, même si ceux-ci sont devenus des minutistes d’un métier de cons.

C’est marrant que vous disiez ça parce que justement, une partie de la critique des journalistes, c’est de prêter trop de pouvoir aux médias. Vous voyez, il y a presque un paradoxe dans votre position parce que vous me dites : « finalement on n’a pas beaucoup de moyens. » Moi je suis quand même en partie d’accord avec ce que vous venez de dire, c’est-à-dire que je pense depuis longtemps que les journalistes ont perdu la partie face à la communication : les logiques de professionnalisation des stratégies de communication sont tellement bien huilées que ça devient très difficile pour les journalistes de finalement contrer ces intentions d’influence faites par les stratégies de communication. Ce n’est pas un reproche mais il faut aussi balayer devant votre porte, vous, journalistes. Parce qu’une bonne partie des journalistes qui quittent le métier le font pour entrer dans les agences de com’ ou dans les services de com’, et mettre au service de stratégies de communication que vous venez de dénoncer, un savoir-faire journalistique pour encore mieux refourguer aux journalistes une espèce de produit clé-en-main difficile à déconstruire. Alors après, il y a des tas de choses. Il y a la paresse… Je vais vous raconter une anecdote, racontée par un journaliste de France 3 pendant la campagne de 2007. Il y a prescription pour raconter, y’a pas de problème. Disons que c’est dans une grande ville non loin d’ici. Il y a un meeting de Nicolas Sarkozy et donc le journaliste de France 3 est envoyé pour couvrir le meeting. Il arrive deux heures avant, il se gare sur le parking du Zénith ou du truc local et, pendant qu’il se gare, le téléphone sonne : c’est son rédacteur en chef qui lui dit : « tu prends bien les images au moment où Nicolas Sarkozy dit « tagada tsoin-tsoin ». Il répond : « mais attends, comment ça ? » et on lui dit : « ils nous ont faxé le discours ». Ah bon très bien. Donc vous voyez, déjà, vous êtes envoyé sur place et votre rédacteur en chef vous dit déjà ce qu’il faut que vous filmiez, l’événement n’a même pas commencé donc c’est un peu chiant pour un journaliste mais bon, pourquoi pas. Il rentre. Accueil du service de presse, on lui file le discours. Lui aussi il y a droit, heureusement y’a pas que le rédacteur en chef, donc il commence à feuilleter. Et puis à deux endroits, il y a surligné en jaune deux passages, dont un des deux passages où il est dit « tagada tsoin tsoin ». Ça veut dire que le politique a, avec son service de com’, préparé deux petites phrases, un truc bien punchy, et le rédac’ chef il plonge tête baissée puisqu’il dit : « surtout ne rate pas le moment où il dit tagada tsoin tsoin ». Et qu’est ce qui est passé à l’antenne, c’est le moment où Sarko dit : « tagada tsoin tsoin ».

« Certains Journalistes construisent l’idée qu’ils font partie des élites politiques, économiques et que ces gens-là sont loin des réalités des Français, voire méprisent les Français, les ignorent. »

 

Vous nous disiez tout à l’heure : « il y a 38.000 cartes de presse », c’est la seule définition que vous avez donnée. Un journaliste, c’est le mec qui a sa carte de presse. C’est tout ?

Oui, mais il y a beaucoup de gens qui exercent le métier de journaliste sans carte de presse.

Donc pour vous, qu’est-ce qu’un journaliste en 2017 ?

Wouah ! J’ai tendance à dire qu’un journaliste, c’est devenu un minutiste. Pour moi, un journaliste, c’est quelqu’un qui fait office de trier l’information au service de la population. Quand je dis au service, c’est parce que le mal profond, si je puis dire, de notre société, c’est qu’il y a abus d’information. Il y a, comme on dit, « infobésité ». C’est-à-dire que, potentiellement, on peut savoir des millions de choses. Le journaliste, c’est celui en qui les citoyens ont confiance pour trier, et c’est pour ça que je dis que c’est la prière quotidienne : « triez, triez pour nous ». Voilà, c’est ça un journaliste ; c’est celui qui trie pour nous et qui hiérarchise. Évidemment pas tout seul, c’est le principe d’une rédaction. C’est celui qui collectivement ramasse des centaines, des milliers d’informations potentielles et qui se dit : « voilà les informations les plus importantes ». Il nous fait cette sélection parce qu’on ne peut pas être branchés en permanence sur un fil d’agence, même quand on veut suivre l’actu sur Twitter ; de temps en temps on s’arrête parce qu’on ne peut pas tout faire. Bref, le journaliste pour moi, c’est un collectif, c’est un élément de réponse. Je ne conçois le métier de journaliste que comme le fruit d’un collectif qui a décidé ensemble et qui rassemble ses forces, et donc trie et hiérarchise l’information.

 

  • Entretien réalisé par Chablis Winston & Martial Ratel. 

Illustrations : Michael Sallit