Quand je partais en vacances chez mes grands-parents, je suivais « Tac-O-tac, gagnant à vie », un jeu télé présenté par Vincent Perrot et diffusé sur France 3. Autant dire que je devais être le seul jeune à regarder. Le gagnant pouvait repartir avec 2 000 € par mois à vie. Mais à l’époque, je n’avais pas saisi le caractère éminemment politique de ce jeu. Il aura fallu attendre pour cela la découverte des thèses de « Réseau salariat », association d’éducation populaire. Cette association a notamment pour objet de promouvoir la généralisation d’un salaire à vie pour l’ensemble de la population adulte et ce, sans condition. Une fois dépassé le caractère enivrant (utopique ?) d’une telle proposition, on se rend compte que se cache derrière une profonde réflexion sur notre rapport au travail et son organisation actuelle. C’est ce que nous propose Philippe Bouet, représentant local à Dijon de l’association, au travers de cet entretien.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce concept de « salaire à vie » ? Éclairez-nous.
On parle généralement de salaire à vie comme étant un aménagement dans la façon de rémunérer les gens, comparable au revenu universel. Mais en réalité, c’est quelque chose de beaucoup plus large et de plus profond. L’idée c’est de changer le système de production. Pour nous au départ, ce n’est pas tellement une histoire de salaire, c’est plutôt de redéfinir la notion fondamentale « qu’est-ce qu’un travail ? ». De nos jours, beaucoup de gens confondent la notion de travail avec la notion d’emploi. Actuellement, il y a un salaire pour les gens qui ont un emploi, mais il n’y a pas de salaire pour tous les gens qui travaillent et c’est très différent. Par exemple, quelqu’un qui garde les enfants, une assistante maternelle, c’est un emploi, elle est salariée, elle produit un service, elle est payée. Le grand-père qui garde ses petits-enfants, il produit exactement le même service et donc il doit être payé au même titre puisqu’il produit le même travail. Même travail, même salaire. Mais parce qu’il est grand père bénévole, il n’est pas payé pour ce même travail, on trouve ça aberrant.
Nous voulons arrêter d’attribuer un salaire aux gens qui ont un emploi, on veut qu’il y ait un salaire pour les gens qui produisent un travail, c’est-à-dire tout le monde. La différence est vraiment là. Parce que si on en reste à ce qu’il se passe actuellement, seuls les gens qui ont un emploi sont payés ; et tous ceux qui produisent un bien ou un service, mais ne le font pas dans le cadre d’un emploi, ne sont pas payés. Et pourtant, si tous ces gens-là arrêtent de travailler bénévolement, notre société s’effondre. Donc cela justifie que l’on donne un salaire à tout le monde, un salaire à vie et sans condition. Actuellement, quand on arrive à 18 ans, on nous reconnaît un statut politique de citoyen, c’est-à-dire que politiquement on est apte à prendre des décisions, à voter, à participer aux décisions de la cité, et bien à Réseau Salariat nous pensons que à 18 ans, on a droit aussi à un statut de producteur, car nous produisons, tout le monde produit, tout le monde crée de la richesse !
Si on applique le salaire à vie, est-ce qu’on garde les revenus actuels comme le salaire ou les allocations diverses ?
On ne va pas rentrer dans les chiffres en détail, mais actuellement, le volume de tous les salaires, les allocations versés, les pensions, les retraites (on ne parle pas des revenus du capital ou des profits), la totalité du volume financier de ces choses-là, permet largement de payer tous les français majeurs. Cette somme-là, si on la prend et qu’on la répartit, on paye tout le monde à hauteur, d’après nos calculs, de 2 000 euros par personne. Alors ces 2 000 euros, ils sont à moduler à deux niveaux. Premièrement, on peut très bien dire modulés selon le mérite, même si le mérite, moi je mets des guillemets parce que la notion de mérite reste à définir, mais selon le mérite, on peut avoir un étalement. Il y a des personnes qui ne « méritent » que 1 500 euros et il y a des personnes qui vont « mériter » 3 000 euros. Ça se discute, c’est totalement ouvert. Et d’autre part il faut bien comprendre que sur l’argent qu’on gagne, on paie des impôts. Et une grosse partie de ces impôts vont servir à payer des gens qui travaillent (fonctionnaires, médecins…). Or, dans notre système, étant donné qu’il n’y aura plus personne à payer avec les impôts, puisqu’on paie déjà tout le monde, il n’y aura pas d’impôt à payer dessus. Donc c’est l’équivalent de 2 500 euros payés actuellement.
Comment est-ce que vous positionnez par rapport au revenu universel, proposé par exemple par Benoît Hamon lors de la dernière campagne présidentiel ?
Si on en reste tout bêtement à l’argent que quelqu’un va donner à quelqu’un pour payer un travail, on peut faire des analogies bien sûr. Mais en fait, c’est profondément différent, dans le sens où le salaire à vie ne redéfinit pas comment on fait pour payer les gens, le salaire à vie redéfinit comment on travaille. Et là c’est très différent. On part du principe que tout le monde travaille, donc on donne un salaire à tout le monde, il n’y a pas de conditions. Dans le cas des revenus de base, inconditionnel, enfin tous ces machins-là, on donne une allocation à ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un travail. Nous on n’est pas du tout dans ce truc là, ce n’est pas lié à l’emploi. C’est totalement indépendant, on ne se pose pas la question de comment on le finance.
Cette question pour nous est absurde puisque c’est nous qui définissons la quantité de bien et de services qui sont produits dans le pays. On le définit de par nos besoins : on a besoin de se nourrir de se vêtir, on a besoin d’un tas de choses, donc ces besoins nécessitent un travail et des travailleurs, on en a plein. Comme on dit souvent, du travail il y en a énormément. Ce qu’il n’y a pas c’est de l’emploi. L’emploi c’est du travail financièrement solvable. Quand je vois par exemple des personnes âgées qui aimeraient bien avoir une présence à la maison pour les aider à faire du ménage, ça c’est du travail. Mais il n’y a rien pour le payer. Hors nous redéfinissons les choses : le travail devient indépendant du salaire. Toute personne qui se sent en capacité de rendre un service, peut le rendre. Tout le monde peut travailler, librement. Produire de la nourriture, aider quelqu’un à la maison, être volontaire pour assurer à la sortie des écoles la protection des enfants qui traversent… ou n’importe quel service.
Justement, en versant ce salaire à vie sans condition, qu’est-ce qui garantit que les gens accepteront de travailler et de remplir ces services ? Qu’est ce qui va les motiver ?
La motivation est un mot artificiel, en fait ce n’est pas de la motivation, c’est du désir, il faudrait relire Spinoza. On fonctionne tous sur nos désirs. Quand on rencontre beaucoup de jeunes, surtout des ados et qu’on leur demande « tu veux faire quoi plus tard ? ». Ils ne disent pas « je veux gagner de l’argent en faisant un métier pour pouvoir vivre ». Ils disent « j’aimerais bien être infirmière, être pompier ». Beaucoup ont envie de faire des choses pour être utile à la société ou pour aider les gens. Donc leur motivation première ce n’est pas de gagner de l’argent pour s’acheter des Nike, leur motivation première c’est d’être inséré dans la société et d’être utiles. Cela montre bien que tout le monde a le désir de travailler. Après, qu’il y ait des boulots qui ne soient pas ragoutants, ça je veux bien. Mais le désir, à la base, il existe. Parce que s’il n’existait pas, dès qu’une personne se retrouve à la retraire, elle cesserait totalement de travailler, et on n’aurait plus aucune personne retraitée qui participerait aux conseils municipaux, au fonctionnement des associations, à la vie sociale, ce qui ferait un grand vide dans notre société. Donc le désir de travailler volontairement, sans contrepartie, il est là, il est présent, il existe, il n’y a qu’à regarder, il y en a partout. Ça c’est un volet.
L’autre volet maintenant, comment fait-on pour motiver ? L’argent ça reste quand même une bonne motivation. D’où l’idée de ne pas avoir un salaire à vie de 2 000 euros pour tout le monde comme je disais tout à l’heure, mais de pouvoir moduler. Et là, quelque chose que je trouve assez choquant, c’est que dans notre société, on trouve tout à fait normal de payer un ingénieur 3 000 euros, un présentateur de télé 10 ou 20 000 euros, mais on se plaint de ne pas trouver de gens qui veuillent travailler dans la restauration. Les gens qui ne veulent pas travailler dans la restauration, c’est parce que c’est un métier dur, pénible, avec des horaires décalés. Donc ces gens-là « méritent » d’être bien payés, mais ce n’est actuellement pas le cas. Sachant que nous avons l’idée d’étager les salaires entre 1 500 et 5 000 euros, il me semble que les métiers que les gens ne veulent pas faire, seraient les métiers les mieux payés. Donc si personne ne veut aller vider les poubelles et bien le métier d’éboueur c’est 5 000 euros par mois. Et si tout le monde veut faire médecin, et bien médecin c’est 2 000 euros par mois. Alors je sais que c’est choquant. Parce qu’on vit dans un monde où ce n’est pas comme ça. Sauf que si on veut tenir le discours du mérite, pousser au bout le raisonnement, et bien ceux qui méritent c’est les gens qui font des boulots qu’on ne veut pas faire. La motivation, moi je ne me pose pas vraiment la question. Je me dis qu’un boulot d’éboueur qui actuellement est fait par des gens qui sont payés 2 000 euros, je ne vois pas pourquoi avec 3 000 euros il ne serait pas fait. Alors je sais que la motivation c’est une question qui revient à chaque fois qu’on parle du salaire à vie, mais pour moi c’est une fausse question. Je vois suffisamment de jeunes qui ont envie de faire un boulot utile et effectivement tous les boulots à la con eux, risquent de disparaître.
Justement, est qu’il y a des activités, des emplois, qui vont mécaniquement être amenés à disparaître ou à l’inverse est-ce que d’autres vont se développer ?
J’ai discuté avec plein de jeunes adultes qui arrivent sur le marché de l’emploi. C’est un massacre où on essaie de les plier à des métiers qu’ils n’ont pas envie de faire et qu’ils font par défaut. Ces jeunes-là, on leur dit, si demain tu as un salaire à vie, qu’est-ce que tu fais ? Et bien tous ils disent « je vais vraiment pouvoir faire quelque chose qui me plaît. » Et quasiment personne ne répond « et bien je vais pouvoir glander tranquillement dans mon hamac ». Donc je pense qu’il a beaucoup de métiers qui actuellement ne sont pas fait, parce qu’il n’y a pas d’argent dedans, pourtant on en a besoin. Personne n’a absolument besoin d’un téléphone alors que tout le monde a absolument besoin de manger. Actuellement en France, il y a des téléphones partout ; et il y a aussi des gens qui mangent mal ou meurent de faim. Ce n’est pas normal qu’il y ait des besoins secondaires comme le téléphone qui soient couverts alors que des besoins primaires comme manger correctement ne soient pas encore couverts. Donc je pense que demain, les gens voulant se rendre utiles, vont vraiment répondre à tous les vrais besoins. Il y a plein de gens qui ont envie de se rendre utiles, d’avoir un métier reconnu comme utile. Je pense qu’il y a un tas de métiers qui vont pouvoir s’épanouir, et qu’il y a un tas de métiers à la con qui vont disparaître.
Qui a vraiment envie de travailler dans un centre d’appel téléphonique ? Vous savez ceux qui nous embêtent à longueur de journée. C’est de l’abattage. Ces gens-là quand je les ai au téléphone, quand ils viennent me déranger chez moi, j’en pleure pour eux. Qui a envie de faire ce métier-là ? Plus personne n’ira. Parce qu’en plus les gens se diront, non seulement c’est un métier très désagréable, je ne veux pas le faire, et en plus c’est un métier à la con qui ne sert à rien. Donc je pense qu’il y a un tas de métiers à la con qui vont disparaître. Et ce n’est pas gênant parce que c’est des métiers qui ne rendent aucun vrai service utile à la société. Je ne m’inquiète pas. Alors il faudrait prendre des exemples concrets, mais la plupart des métiers auxquels on a pu réfléchir qui étaient vraiment utiles à la société, c’est bizarre mais ça correspond justement à ce que des gens ont envie de faire. C’est-à-dire en premier nourrir les autres, aider les autres, soigner les autres… tout ce qui est vraiment nécessaire.
Comment expliquez-vous que des idées comme le salaire à vie n’émergent pas ou ne trouvent pas d’échos dans le mouvement actuel des gilets jaunes et que les dispositions qui ressortent du grand débat national demeurent « classiques » (hausse du smic, baisse des impôts) ?
Toutes les discussions entre les gens, de façon consensuelle, se déroulent à l’intérieur d’un cadre. La consultation nationale, que nous a proposé le gouvernement, je suis allé jeter un œil pour faire mon travail de citoyen, est entièrement cadrée, je ne peux pas dire ce que je veux. Êtes-vous pour la baisse des impôts ? Pour les pauvres oui… mais non, je ne suis pas pour la baisse des impôts, car cela veut dire que l’on va aussi baisser ceux des riches. En fait quand on réfléchit dans un cadre, on est bloqués, dans le cadre étroit, étriqué, de la consultation nationale. Les gens qui sont dans les gilets jaunes et tous les mécontents, réfléchissent dans un cadre. Hors nous, Réseau Salariat, proposons un salaire à vie, qui ne rentre pas dans le cadre. Nous ce qu’on veut, c’est sortir du cadre de réflexion.
Tous les mécontents veulent remettre en cause des choses en raisonnant dans le cadre. Réseau salariat ne veut pas re-répartir l’argent d’une façon différente. Réseau salariat veut redéfinir le cadre de la production et de la redistribution des richesses Il n’est pas du tout question dans les revendications actuelles de redéfinir le cadre du travail, mais juste d’aménager l’emploi et les salaires. Pouvoir travailler un peu moins, un peu plus, être payé un peu plus, nous on s’en fiche. On veut redéfinir le cadre de pensée en se posant la question « C’est quoi le travail ? ». Donc c’est tout à fait normal que ces idées-là n’émergent pas. Puisqu’elles nécessitent non pas de modifier des petits détails à la marge, mais nécessitent une réflexion beaucoup plus profonde, il faut tout repenser. Alors les gens nous disent « mais votre position est révolutionnaire !». Exactement. Réseau salariat ne veut pas d’une réforme du travail. Réseau Salariat propose une révolution du travail.
- Propos recueillis par Matthieu Fort
Illustration : Cyrille Pichenot
Crédit photo : Jeanne Menjoulet