François Bégaudeau était de passage à Dijon au Black Market ce samedi 25 mai pour présenter son dernier livre « Histoire de ta bêtise », un essai à charge contre le « bourgeois ». Coincés entre les étals de la librairie et les bacs de vinyles punk rock (une de ses passions), l’écrivain est dans son élément. On discute bourgeoisie, vulgarité, beauf, travail, mouvements sociaux…

Votre dernier livre s’appelle « Histoire de ta bêtise », à qui s’adresse-t-il ?

Alors il y a 2 choses, il y a le « tu » qui s’adresse à un bourgeois. Le bourgeois comme type social. Après le livre ne s’adresse pas forcément au bourgeois, il s’adresse à tout le monde. Certains, en le lisant, se sont reconnus dans le « tu » et d’autres pas du tout. C’est un peu le jeu d’ailleurs, que j’annonce dès le début du livre, « tu te reconnaîtras ou pas, tu refuseras sans doute de te reconnaître. » C’est une esquive connue. Mais oui, je voulais parler de la bourgeoisie et je voulais un peu personnifier les choses. Pas au sens où je donnerais des noms, mais au sens où j’essaie d’être le plus concret possible, ne pas faire de la sociologie, au sens abstrait du terme, mais essayer de détailler un peu ce type social que j’ai pu croiser ici et là.

Effectivement, dans le titre et ensuite dans le livre, vous vous adressez directement au bourgeois et vous le tutoyez, c’est parce qu’il vous est familier ?

C’est d’abord un principe rhétorique qui me paraissait très souple et très dynamique. Le « vous » est plus lourd, c’est des choses techniques, littéraire. Le « tu » m’a semblé la bonne entrée stylistique. C’est à partir du moment où j’ai trouvé ce « tu » que le livre était possible. Le « tu » fait pour moi écho à des choses qui se pratiquent dans l’écriture rock. Il y a beaucoup de chansons qui utilisent le « you » ou le « tu » selon le français ou l’anglais et qui interpellent comme ça quelqu’un de façon caustique, de façon ironique, un peu narquoise. J’ai pu moi-même écrire des chansons sous cet angle-là quand je faisais de la musique. Après pour la familiarité, oui le livre rend compte et raconte le fait que j’ai été amené à croiser ceux que j’appelle des « bourgeois », essentiellement par ma vie culturelle, ma vie d’écrivain, puisque c’est un champ très investi par la bourgeoisie, le champ littéraire, le champ du cinéma. Pour pleins de raisons qu’on pourrait élucider. Et donc c’est là que j’ai pu croiser des gens très précis. J’ai même travaillé avec certains, j’ai pu côtoyer certains, jusqu’à donc une certaine familiarité. Et en même temps le livre rend compte du fait que cette familiarité a atteint des limites. Il y a un moment où il y a eu une espèce de coinçage. « Avec toi, je n’ai pas donné suite », c’est une expression qui me paraît un peu emblématique du livre.

Vous anticipez d’ailleurs les critiques qui pourraient vous être adressées, en admettant que votre condition (revenus, patrimoine) s’apparente à celle d’un bourgeois et devrait vous conditionner à penser comme tel. Estimez-vous avoir réussi à passer outre et comment ?

Ça, c’est un moment du livre où je fais une étude, où je me prends comme cas. Je dis en gros, j’ai une condition patrimoniale de bourgeois, donc un capital de bourgeois. J’habite dans un arrondissement semi-bourgeois de Paris, je suis propriétaire, je gagne de l’argent et j’ai un niveau de vie confortable. Et donc, en bon marxiste, il aurait été tout à fait logique que j’épouse du coup le système d’opinions qui est la projection de cette condition. Il se trouve que ce n’est pas exactement le cas. J’essaie d’expliquer pourquoi, j’essaie de me demander à moi-même, mais comment se fait-il que je sois une espèce d’exception au schéma marxiste de ce point de vue-là ? Je pense qu’il y a une logique là-dedans que j’essaie d’expliquer par mille manières. D’abord par le fait que j’ai gagné de l’argent plutôt tard. J’ai eu une vie plutôt d’étudiant précaire, de prof un peu déclassé donc c’était un peu tard. Et puis parce que j’arrivais sur cette scène bourgeoise avec un corpus idéologique solide qui fait que non, c’était trop tard pour que d’un seul coup, il y ait un revirement. Que les 15 années que j’avais déjà passées à parler la langue de gauche, marxiste, ne s’évaporent pas du jour au lendemain. Après je parle d’autres hypothèses, comme mon côté littéraire, que je crois important. Ma généalogie fonctionnaire aussi, qui fait que j’ai été accoutumé à ne pas penser en termes marchands. C’est une des hypothèses les plus viables du fait que… bah non ! Je ne suis pas devenu macronien en acquérant un certain capital.

Dans le livre, vous parlez du « bourgeois cool », qui s’affiche ouvertement contre les discriminations (racisme, misogynie, homophobie), qui suit la mode vestimentaire, qui déteste le vulgaire, etc. Est-ce qu’il a moins de crédit à vos yeux que celui qu’il a identifié comme son ennemi juré, le « beauf » ? Pour faire une parabole audiovisuelle, est-ce que vous préférez « Quotidien » avec Yann Barthès ou « Touche Pas à Mon Poste » avec Cyril Hanouna ?

C’est un très bon exemple. D’ailleurs je dis à un moment que je préférerais passer une soirée avec la bande de « Touche Pas à Mon Poste », alors je prends comme exemple non pas « Quotidien », mais que faire un brunch avec Françoise Nyssen, qui était ministre de la Culture et qui vient d’une famille opulente, bourgeoise. Alors je n’ai pas une immense sympathie pour Cyril Hanouna, parce que d’abord, c’est un type de droite, mais ce n’est pas sa vulgarité que je lui reproche, pas du tout. En tout cas, ce qu’on appelle la vulgarité. Ce que les bourgeois appelleraient sa vulgarité. C’est un autre aspect que je décline dans toutes les hypothèses qui font que je n’ai pas adhéré au système bourgeois, c’est que j’ai en moi une généalogie populaire.

Mon premier réflexe devant des manifestations de la culture populaire, parce que TPMP en fait partie, c’est de la culture populaire de télé, c’est pas du tout un réflexe de révulsion. J’ai un certain goût pour la culture populaire, y compris dans sa trivialité. J’aime le foot, j’ai fait du punk, je préfère la bière au vin, je viens par mes grands-parents de milieu populaire. Pas par mes parents, qui étaient instits. Et donc la vulgarité ne me dérange pas du tout. J’entends souvent parler dans la bourgeoisie, que Bigard serait vraiment l’emblème absolu du beauf vulgaire dégueulasse. Et bien moi j’ai toujours constaté en écoutant ses sketchs que ça me faisait marrer. J’ai pas de problème avec « Le lâcher de salopes », son sketch emblématique, je ne crie pas immédiatement à la misogynie, il y a une certaine trivialité, que j’aime bien. J’aime bien les blagues un peu salaces, qui sentent la bière. C’est très important dans ma vie, j’ai été constitué comme ça, qui fait que a priori j’aurai toujours un peu plus de sympathie pour le beauf que pour le bourgeois cool. Sachant que j’ai quand même zoné dans des milieux qui n’étaient ni l’un ni l’autre. Dans les milieux que j’ai fréquentés, le beauf pouvait parfois être incriminé aussi, parce que justement un peu droitier, un peu braillard, crypto raciste, donc voilà ça ne va pas non plus être mon pote jusqu’au bout. Et puis il y a quand même un truc plus sérieux, c’est la vraie question pour moi de la politique, de l’analyse de la société, c’est « où est la force ? ». La force n’est pas du côté des beaufs, c’est pas eux qui ont les clés du capital, c’est pas eux qui ont les clés de la banque, c’est pas eux qui sont au gouvernement, donc je préfère m’attaquer à la force. La force en ce moment, c’est la bourgeoisie, avec son pouvoir, donc il ne faut pas se tromper d’ennemi. Parfois on s’est un peu trompé d’ennemi, y compris dans la critique de gauche, on s’est mis à incriminer les spectateurs de TF1, c’est pas les spectateurs de TF1 que j’ai envie d’incriminer, ils regardent TF1, bon ça ne m’enchante pas, mais c’est Patrick Le Lay, le président historique de TF1. C’est cette espèce d’argentier sans scrupule, qui fournit des programmes à des gens qu’il méprise. Donc il ne faut pas se tromper d’ennemi.

Vous revendiquez un droit à la paresse, dans le sens d’arracher du temps au temps imposé, notamment le temps de travail, mais est-ce qu’aujourd’hui c’est vraiment possible pour tous ? Et est-ce que la problématique n’est pas justement là, c’est-à-dire que l’on a plus le temps, ou a minima plus l’énergie, pour prendre de la distance et développer un esprit critique vis-à-vis de la société dans laquelle on vit ?

C’est compliqué cette affaire. J’aime bien le livre de Lafargue, le gendre de Marx, « Le droit à la paresse ». Alors je peux promouvoir la paresse, parce que ça me semble être le meilleur pied de nez aux injonctions au travail, à toujours plus travailler pour être compétitif sur le marché. Je trouve que c’est toujours un beau pied de nez punk de dire « bah moi j’ai envie d’être paresseux et je t’emmerde ». Cela dit, ce que je dis dans le livre c’est que je voudrais de l’espace pour moi, un espace de temps pour moi-même, mais y compris pour faire mes petits travaux à moi, pas forcément pour paresser, mais pour bosser. C’est la distinction que fait Friot entre l’emploi et le travail. Quand je lis, je travaille. C’est pour mon plaisir, c’est pour mon émancipation, c’est pour plein de choses mais je travaille. Je me concentre sur quelque chose. C’est ça que je voudrais arracher dans ma vie, que j’ai essayé de faire pendant 20 ans. Arracher des heures à l’injonction qu’il y avait à bosser pour gagner ma vie. Et je voulais garder des espaces de travail personnel, qui est vraiment du travail. Parce que moi je suis plutôt un bosseur pathologique. Donc j’avais envie d’extirper du temps de l’emploi, du temps de travail pour moi. Pour développer un esprit critique mais pas seulement, ça peut être développer un jardin, développer une association quelle qu’elle soit. C’est le cœur du sujet. Après les libéraux diront toujours, « si tout le monde vaque à ses propres occupations et que personne donne du temps d’emploi, alors du coup la société va s’appauvrir ». Mais ça c’est un non-sens économique.

Mais là on rentrerait dans des réflexions beaucoup plus profondes, sur lesquelles moi je m’aligne totalement sur un type comme Bernard Friot, que je recommande à tout le monde, qui distingue bien justement l’emploi et le travail. Et qui dit que ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas valorisé de façon marchande que ça ne crée pas de richesse. Il prend toujours cet exemple qui est très spectaculaire, c’est que quand je fais un café pour mes amis, je ne suis pas rémunéré, si je fais un café, dans un café qui est le mien, là je suis rémunéré, on me file 2 € et je dégage une valeur ajoutée par rapport à ce que ça m’a coûté. Et j’aime bien aussi l’exemple de la maman qui emmène ses enfants à l’école, c’est pas un travail qui est rémunéré, il n’est pas valorisé de façon marchande, mais pourtant il produit de la richesse, il produit la possibilité pour les enfants d’aller à l’école, tout un tas de choses. C’est pour ça que je m’attarde un peu dans le livre, et c’est sûrement les pages les plus complexes, où j’explore des trucs plus philosophiques, sur la clé du problème, qui a toujours été celle des marxistes, celle de la valeur. Qu’est-ce qui prend de la valeur dans une société ? Qu’est-ce qui décide que finalement tel truc aura une valeur marchande et tel autre n’en aura pas ? Il se trouve qu’il y a des très mauvais films qui ont une valeur marchande et puis il y a des très bons films qui n’ont pas de valeur marchande. Il ne faut jamais oublier que la valeur marchande, c’est une valeur comme une autre, elle est relativement arbitraire et elle ne correspond pas à la valeur tout court. Pour résumer cette réponse trop longue, j’aimerais que les gens puissent dans leur vie, dans leur quotidien, se consacrer d’avantage à ce à quoi eux attribuent de la valeur. Manger avec des amis, jardiner, faire de l’alpinisme, rien faire, dormir. Plutôt qu’être constamment requis et enjoint à consacrer l’essentiel de leur temps à ce qui est marchandisable. C’est le cœur du sujet.

Vous sortez un livre « Gilets jaunes, un nouvel horizon social », vous pouvez nous en dire un mot ? Et est-ce que cela veut dire que vous êtes optimiste sur les suites qu’apportera ce mouvement ?

Alors ce livre je n’en suis pas l’initiateur, c’est « Au diable Vauvert », l’éditeur qui a demandé à tout un tas d’écrivains, dont il sentait qu’ils avaient peut être une sympathie pour le mouvement, de faire un texte, gratuitement d’ailleurs. Les revenus éventuels seront reversés au mouvement, bon on verra bien. J’ai écrit ça en mars, je rends des comptes de mon rapport aux gilets jaunes, qui est un rapport évidemment de sympathie, d’empathie, avec en même temps des hiatus. Parce que je ne me reconnais pas toujours dans ce que j’entends des gilets jaunes. C’est une première chose. Après, évidemment qu’on a tous été contents, les gens qui pensent que tout bouge par des mouvements sociaux, on est toujours contents de voir apparaître un mouvement social et surtout de gens qui ne sont pas des professionnels du mouvement social. Et c’est ça qui est génial dans les gilets jaunes, beaucoup de gens n’avaient jamais manifesté. Du coup, il y a eu une espèce d’émancipation, que j’ai vu en manifestant, en fréquentant des mecs et nanas qui avaient une culture politique zéro en décembre, et qui trois mois plus tard se mettent à parler de constitution, à parler du RIC, à parler de l’Europe, à développer leur réflexion là-dessus. Ce qui était une répulsion un peu informe genre « l’Europe nous encule, nous fait du mal », ce qui est vrai, est devenue plus réfléchie. Cela reviendrait à la question précédente, ils se sont octroyé le temps de réfléchir, c’est ce que je retiens du mouvement. Son débouché, est-ce que ça a réussi, est-ce que ça va repartir, ça je laisse ça aux éditorialistes, c’est pas mon problème. Il faut déjà voir ce qui a eu lieu et ce qui a eu lieu, à coup sûr, c’est pas vraiment un changement de la donne générale, parce que demain [le 26 mai, date des élections européennes] Macron et Le Pen vont gagner.

Donc on ne peut pas dire que la société ait été bouleversée. Macron va continuer à faire ses conneries et Le Pen va continuer à dire ses conneries. Et pendant ce temps, les gens vont continuer à se paupériser, à travailler comme des chiens pour pas grand-chose, à être au chômage et à faire des formations à la con, etc. En revanche, ce qui me réjouis et qui m’émeut, c’est ce que je dis dans mon texte d’ailleurs, c’est d’avoir pu observer ce qu’on voit dans le film de Ruffin, comment les gens ont créé des communautés provisoires sur les ronds-points où dans les manifestations, des amitiés, ça c’est très très beau. Des gens qui ne se parlaient pas, se parlent. Des gens qui ne parlaient plus, parlent. Des gens qui ne pensaient plus, pensent. C’est magnifique. A ce titre-là, j’ai toujours dit qu’un mouvement social réussit toujours. Disons que même si son débouché est pauvre, même si les revendications n’ont pas été satisfaites, même si la donne générale n’a pas changé, et bien quelque chose a eu lieu qui est sain. C’est fou ce que la vie se multiplie pendant les mouvements sociaux, parce que du coup on a du temps, du temps pour faire des choses qu’on ne faisait jamais. J’ai fait grève quand j’étais prof il y a longtemps, et bien quand on est prof c’est un lieu de travail, on y arrive, on parle à personne en fait, il y a 2-3 échanges à la récré, souvent pauvres parce qu’on a pas le temps d’être intelligents, et bien quand on se met en grève, et bien d’un seul coup des gens qui cohabitaient depuis 2 ans en se disant à peine bonjour, et bien on du temps pour se parler. Ils apprennent à se connaître, ils apprennent aussi à pas s’aimer peut-être, ils se rendent compte qu’en fait ils ne s’aiment pas, ce qui peut arriver, mais il y a une montée en intensité de la vie. C’est pour ça qu’ils ne veulent pas lâcher ceux qui y sont encore. Eux diraient volontiers « tant qu’on n’aura pas satisfait nos revendications on restera » mais ce n’est pas ça le truc. C’est qu’ils y ont pris goût. Ils n’ont pas envie de rentrer de vacances.

On a inventé une nouvelle vie et en fait on n’a pas envie de rentrer à la maison. Il y a un côté fin de l’été qui les rend tous un peu tristes et mélancoliques. Bien que cela corresponde au début de l’été en fait. J’ai appelé mon texte « De l’amitié », ça veut dire au sujet de l’amitié, il y a eu de l’amitié, des amitiés se sont nouées et c’est extraordinaire. Parce que c’est ça le grand problème du capitalisme, des vies qu’on nous fait mener, c’est qu’on a même plus le temps de nouer des amitiés. C’est quand même terrible. Pas le temps d’aimer ceux qu’on aime. Après pour la suite, on verra s’il y a des résurgences de mouvements sociaux, post gilets jaunes. Un mouvement social n’a jamais eu besoin d’intellectuel pour avoir lieu, pour le guider ou pour prophétiser à sa place. C’est une position que je n’aime pas du tout avoir. Ce qui est vite arrivé, il suffit qu’on dise 2-3 fois à la télé qu’on a de la sympathie pour les gilets jaunes et tout de suite les journalistes nous constituent comme le porte-parole. Ça va pas la tête ?

  • Matthieu Fort