Livres dans la boucle célébrait ce week-end la rentrée littéraire en terres bisontines, 32.500 visiteurs précisément, sur 3 jours ponctués de rencontres, de conférences, de signatures sur des livres neufs, place de la Révolution et partout dans la boucle. Le festival littéraire du Grand Besançon présentait un plateau de choix pour cette 4ème édition sous cette appellation.

À cette occasion, on a croisé la route de Pierre Daymé, qui présentait son second roman El Dorado, paru un mois plus tôt chez Fayard. Le rédacteur en chef de Boomerang sur France Inter s’installe confortablement sur la jeune scène de la littérature française. Et on lui a posé des questions très sérieuses.

Le pitch du bouquin
Seule sur une île de la mer Tyrrhénienne, Catherine dérive sur ses souvenirs. Elle attend Christian. Ils ont fait un voyage de noce ensemble sur cette île, trente ans plus tôt. Catherine goûte à la solitude, cette attente est le lieu d’un questionnement profond en elle, une interrogation mentale et physique. Elle se souvient, se ressent.

A : J’ai l’impression que sur cette île, Catherine s’interroge sur son identité, je t’ai entendu récuser le terme de roman psychologique

Pierre Daymé : Elle ne se le formule pas comme un questionnement sur l’identité. Elle se demande au fond ce que ça veut dire être une femme. Elle ne se l’exprime pas, mais ce que je me demande à travers elle, c’est ce que c’est que d’être une femme, prisonnière de sa condition féminine, prisonnière d’un milieu, prisonnière d’une époque. C’est un questionnement qui est sous-jacent. C’est quelqu’un qui n’a jamais su ce qu’elle était, et qui par conséquent n’a pas réussi à avoir la vie qu’elle aurait été en droit d’avoir.

Je pense que le questionnement sur l’identité il est présent dans tous les romans. C’est toujours une clé, un angle, par lequel tu peux interroger un personnage ou un texte. Même si cette quête n’est pas explicitée de manière directe. Je crois que c’est difficile d’écrire autre chose qu’un proto-roman d’initiation où un personnage arrive à un moment A et où au moment où tu refermes le livre le personnage a été changé. Il faut un mouvement. La quête devient un mouvement. 

A : Dans ce roman, cette quête est une affaire de souvenirs, ceux qui reviennent avec les lieux de son voyage, quel est le rapport de Catherine à ses souvenirs ?

Pierre Daymé : Se souvenir est quelque chose qui pour moi est très riche, passionnant, porteur de sens. Je pense que pour certaines personnes, le souvenir a quelque chose d’extrêmement violent. Ça en fait un roman sur le déni. C’est quelqu’un qui se souvient, mais dont tous les souvenirs font écran sur cette réalité traumatique qui s’est produite, et qu’elle a complètement refoulée. Et plus elle reste sur cette île, et plus son corps aussi est mis à l’épreuve, non seulement de la chaleur mais aussi de la faim et de la solitude. Et plus les souvenirs écrans s’évaporent pour laisser émerger ce souvenir dont elle n’a pas voulu se souvenir pendant tant d’années. C’est un roman sur le souvenir mais aussi sur le refoulement, sur le déni.

A: De quoi El Dorado, ton deuxième roman, est-il la première fois ?

Pierre Daymé : La première fois d’un personnage féminin. Sans doute pas la dernière. Les personnages masculins du premier étaient plutôt des fruits du hasard. Première fois en Italie. Je n’écris pas SUR quelque chose, pour ne pas m’enfermer dans une sorte de généalogie documentaire. Il est très différent du premier mais je ne le vois pas comme un terrain d’exploration des premières fois. Je le vois plutôt comme une continuité du Réconfort (son premier roman, ndlr). J’y creuse des thématiques qui étaient déjà très présentes dans Le Réconfort, à savoir le deuil, l’abandon, le déni. J’ai l’impression d’avoir remonté d’un cran dans la généalogie du Réconfort. C’était le roman de garçons de ma génération. El Dorado, c’est le roman de gens de l’âge de ma mère. J’aime bien ce concept de remonter vers les générations passées. Première fois que je m’intéresse à une génération qui n’est pas la mienne. 

Pierre Daymé, relax

A : Je me trompe si je dis que Catherine aurait pû être beaucoup plus vieille ou beaucoup plus jeune, qu’elle est de tous les âges ?

Pierre Daymé : Non, la question du déni c’est une question qui se pose à n’importe quel âge. Il y a quelque chose d’ailleurs d’assez flou dans le livre sur son, livre et sur son apparence. Elle a quelque chose d’absolument pas figé.

A : C’était une volonté, ça, son flou ? 

Pierre Daymé : Elle dans un rapport très confus comme tu le disais à son identité, à son apparence, à ses souvenirs. Elle n’est pas vraiment capable de se voir telle qu’elle est. Une quinquagénaire, au corps très abîmé. Elle elle se voit comme une belle femme encore jeune et très désirable. Il y a une scène de choc à la fin où elle se voit comme elle est, et c’est insupportable. Certains éléments s’inscrivent dans un contexte social et d’époque, mais que n’importe quelle jeune femme ou jeune homme d’ailleurs pourrait se retrouver dans le rapport que Catherine entretient avec le souvenir. Je crois par ailleurs que quand il s’agit de conditions féminines, il reste un fond conservateur et patriarcal qui empêche les femmes de s’imaginer une vie en dehors des sentiers battus.

A : Dans ce rapport au refoulement, on se rend compte bien après de la violence du choc, c’est peut-être plus lourd encore, non ?

P : C’est ce qu’on appelle le stress post-traumatique. Le refoulement est une condition de la survie. C’est un personnage qui pour survivre n’a pas trouvé d’autres façons que de refouler les souvenirs. Mais survivre n’est pas vivre. Et la survie créé cet état de tension permanente, cette impression d’être sur le fil qui n’est pas soutenable. C’est pas une coureuse de fond, c’est une sprinteuse, mais elle sprint tout le temps. Elle est usée mais elle ne s’en rend pas compte. 

Le rapport que l’on entretient aux souvenirs refoulés a un pouvoir de conditionnement beaucoup plus fort qu’une condition sociale. Même si souvent les souvenirs peuvent être liés à une condition sociale. Je crois que notre capacité à avancer dans la vie est liée à ce rapport que l’on entretient avec le souvenir et avec ce qu’on en fait. Catherine n’en fait rien, c’est là où elle se perd. Cette matière dont elle est constituée, elle la met de côté, et elle s’invente une vie qui n’est pas vraiment la sienne, pour faire écran sur ce qu’a été sa vie à un moment donné. 

Dans le roman psychologique, il y a presque la volonté de donner toutes les clés sur une personnalité, quelque chose de figé. 

 La difficulté avec ce personnage c’est qu’elle ne se formule rien. Elle n’a pas un rapport intellectuel ou sociologique à ses souvenirs. La difficulté pour moi, c’était de faire parler un personnage qui ne parle pas. Ne jamais avoir trop d’avance sur elle, ne pas être en surplomb, figé, parce que là, ça aurait été un regard patriarcal. 

A :  C’était une de mes questions, quel exercice c’est, d’écrire depuis la voix d’une femme ?

P : C’est ce que je disais tout à l’heure, pour moi c’était assez naturel d’écrire depuis la voix d’une femme. Je crois que je me suis toujours beaucoup facilement imaginé la vie de femmes. J’ai toujours été entouré de femmes. Dans ma famille les hommes ne parlent pas. Les femmes racontent des histoires, pas les hommes. Je suis plus intéressé par ce que les femmes ont à raconter. Ou les minorités. Dans mon premier roman, on parlait d’hommes homosexuels, donc il y avait quand même cette composante de marginalité qui créé un rapport à la norme particulier et un rapport au réel moins évident que celui d’un homme hétérosexuel blanc. Je ne saurai pas écrire un livre sur homme homosexuel blanc. 

Le prochain livre encore est écrit depuis la voix d’une femme. D’une généalogie antérieure, qui pourrait être la mère de Catherine. 

A : Alors quel est ton rapport à l’époque ? 

P : Je trouve que c’est une époque qui est à la fois angoissante et excitante. Angoissante parce que je crois qu’on est en train de danser sur le cratère d’un volcan. On vit dans un monde qui se termine et beaucoup de gens ne s’en rendent pas compte. L’aveuglement collectif est assez angoissant. Excitant parce qu’on est à l’aube de nouveaux défis. En France et dans une partie de l’Occident, c’était très facile de faire comme si le politique n’existait pas, dans les classes moyennes et supérieures. Quand on commence à être impacté par le politique, comme sur les questions climatiques, on s’y intéresse. 

Notre rapport au temps et à la temporalité est devenu fou et insoutenable. Notre consommation tout court mais aussi notre consommation d’images. On arrive à la fin. Il faut retrouver ce temps long. On le retrouve dans le passé. 

Chaque minute est dévolue à un geste qui puisse générer une forme de profit. On attend que ce qu’on fait nous apporte quelque chose de manière immédiate. Une cathédrale se construisait sur des dizaines d’années. L’art aussi naît du temps. Cette question du rapport au temps, elle s’exprime aussi dans l’alimentation. Il faut du temps à une tomate pour être une tomate. On vit dans un monde qui cultive l’artifice. 

A : Je pose rarement des questions sur les titres, mais là il est évocateur, El Dorado, qu’est ce qu’il signifie, ça convoque énormément de chose, j’aimerais que tu m’en parles…

P : À l’origine c’est le nom de la maison où j’ai passé un certain nombre de vacances sur une île en Italie. Lorsque je suis arrivé dans cette maison, j’ai su que j’allais écrire un livre qui s’appellerait El Dorado. Il y avait une aura. J’ai commencé à écrire le livre en lui donnant tout de suite le titre, sans même travailler à ce que pouvait signifier le titre. En l’écrivant, j’ai compris que j’avais écris un livre sur le mirage. L’eldorado est un ailleurs que l’on imagine idyllique et qui permet d’avancer. Ce titre a eu du sens, mais a posteriori. Et il fallait que le mot soit brisé pour en tirer la matière. La matière c’est ce roman. 

  • Arthur Guillaumot
El Dorado est sorti le 21 août dernier chez Fayard, c’est le deuxième roman de Pierre Daymé après Le réconfort, paru en 2018 chez le même éditeur