Ils sont les princes de la route filant vers le soleil couchant dans des bahuts de 600 chevaux rutilants de chrome. Une plaque minéralogique derrière les pare-brises leur attribuent un surnom : Pompom71, La Poise ou Maverick. En les croisant, on s’interroge : mais où vont-ils ? Ont-ils des décorateurs d’intérieur pour pimper leurs cabines ? Est-ce qu’ils font des concours de bras de fer ? Et surtout, la question ultime, l’interrogation existentielle coef’ 8 : est-ce que les routiers sont sympas ?

Mais où trouver des routiers ? Pas question d’aller taper au carreau d’un semi sur une aire d’autoroute ou de racoler tous les gars en marcel coiffé d’une casquette trucker sur un parking. Non, va falloir les choper dans leur zone de confort, là où ils se sentent presque à la maison, en confiance : dans un relais routier. Ces restaurants, sans prétention, s’égrènent le long des nationales et les chauffeurs s’y arrêtent pour dîner, se doucher et dormir à l’arrière de leurs camions. De prime abord, ce qui distingue un relais routier de n’importe quelle autre gargote qu’on trouve au bord des routes, c’est déjà la taille des parkings : grands comme des terrains de foot avec souvent autant de nids-de-poule qu’il y a de cratères sur la face cachée de la Lune. J’en repère un, pas plus pimpant qu’un autre, implanté le long de la N6 entre Tournus et Mâcon: Les Amis de la Route. Une fresque représentant une serveuse au décolleté plongeant, décore la façade et le menu entrée-plat-dessert coute 14 € ; imbattable, à 30 kilomètres à la ronde. Je me présente au patron: Amirouche, un facétieux trentenaire qui vanne tout le monde derrière son comptoir comme s’il était sur une scène de stand-up. Je lui explique succinctement l’idée du papier, et sans m’en demander davantage il m’entraîne sur le parking : « Tu te rappelles quand tu allais chez ta grand-mère ? Bah ici c’est pareil, tous ceux qui passent sont de la famille ». Il tape à la porte du premier semi et lance au chauffeur : « y’a un journaliste qui voudrait te poser des questions, t’es ok? » Le mec dans la cabine opine, c’est parti.

Macadam Cow-Boy

Imaginez un pilier de rugby croisé avec un biker, tatouez-le comme un docker hollandais, ça vous donnera une idée générale du mec qui descend du camion. En 28 ans derrière un volant, Gilles a vu le métier changer : « La mentalité s’est perdue, y’a plus de soutien ni d’entraide. Même en interne, des gens de la même boîte, si y’en a un qui tombe en panne, l’autre passe à côté sans même le regarder. Tout le monde se tire la bourre. On est tout le temps obligés de courir ». Gilles n’est pas le seul à ressentir ça, tous les chauffeurs rencontrés ce soir-là, une dizaine en tout, diront exactement la même chose, mot pour mot. Tous avaient l’air blasé et semblaient presque abasourdis par leurs journées de travail. « Y’a des boutiques qui suivent par GPS le déplacement de leurs véhicules, continue Gilles. Mais certaines s’en servent pour fliquer leurs chauffeurs. Moi j’ai des collègues, dès qu’ils dépassent d’une minute leur temps de pause obligatoire, leur téléphone sonne.»

«On nous aime pas. Les gens croient peut-être que tout ce qu’ils trouvent dans les magasins arrive par pigeon voyageur.» Benoit, chauffeur de Saint-Dizier en Haute-Marne.

Les routiers donnent l’impression de vivre dans un monde parallèle. Ils dorment dans leur cabine, mangent dans leur resto, et ne discutent pour ainsi dire qu’entre eux toute la semaine. Tout le monde les considère comme une nuisance, mais a besoin de leurs marchandises pour remplir le frigo, décorer son intérieur ou juste s’habiller.  « La difficulté principale qu’on a, nous, c’est que tous les jours on est sur la route avec 200 personnes qui croient faire le même métier que nous, conduire, alors que c’est complément faux. Nous, on fait entre 10.000 et 12.000 kilomètres par mois, c’est ce que la plupart des gens fait en un an ».

«Non, en France, c’est pas Over the top, c’est plutôt Over the Boule, notes Gilles. Ça arrive qu’on fasse une petite partie de pétanques mais c’est quand même assez rare»

Comme toutes les corporations, les routiers ont leur jargon : ‘‘un mille-pattes’’ est un semi-remorque, ‘‘les sauterelles’’ des gendarmes planqués au bord de la route, une ‘‘tirelire’’ signifie un péage, une ‘‘pipette’’ est un alcootest et Paris ‘‘la poubelle’’. « Au temps de la CiBi (abréviation pour Citizen Band), il y avait des codes mais maintenant c’est fini, relativise Gilles. À l’époque c’était quand même un sketch. Il y avait un canal d’appel, le 19, où tout le monde parlait dessus. Personne ne se comprenait, c’était le bordel. Puis il y avait aussi des insomniaques qui avaient des gros systèmes de réception et la nuit, dès qu’ils entendaient quelqu’un parler sur un canal, ils se mêlaient de la conversation pour dire de la merde genre : ‘routier, espèce d’enculé !’ ou ‘je suis en train de niquer ta femme pendant que t’es sur la route’. Bref, tu vois le genre. » Avant l’invention du GPS, dans toutes les grandes villes, il y avait quelqu’un qui renseignait bénévolement les routiers. « Je me souviens qu’à Lyon c’était une femme, à Saint-Etienne c’était un dénommé Arlequin. Par exemple, quand tu arrivais sur la ville tu disais sur le 19, Arlequin t’es là – Oui tu cherches quoi? Tel endroit dans telle rue… Bon, faut dire que là-bas ils étaient spécialisés pour changer le sens des rues tous les deux-trois ans. Et cet Arlequin, il te guidait jusqu’au portail ; en plus c’était des gens qu’on ne voyait jamais. »

La Bourgogne vue d’un semi

Bon, disons-le franchement, la Bourgogne, ils s’en cognent comme de leur première casquette Michelin. Puis, qu’est-ce qu’on voit d’un pays quand on passe sa journée dans un semi-remorque… Rien ou presque. Les camions ne sont pas du tout les bienvenus dans les villes, à peu près partout on leur en interdit l’accès. Vraiment, le quotidien d’un chauffeur n’a rien d’un road trip. « Vu de la route, il y a l’air d’avoir du bon vin par ici », remarque quand même Franck après une journée sur le bitume. Pour eux, le paysage se limite à des aires d’autoroute avec éventuellement quelques collines au loin, des ronds-points et des entrepôts rassemblés dans des zones d’activités interchangeables. « Mais bon, on n’est pas là pour faire du tourisme », rajoute stoïque un déménageur belge en transit vers Aix-en-Provence. «Pour moi, la Bourgogne c’est juste un point de passage, un lieu de chargement ou de livraison, explique Gilles qui, lui, remonte vers Beaune, charger chez Kriter. Après ça a l’air assez vert et plutôt calme malgré la circulation. »

«Y’a des hangars de 150 quais et t’as que deux caristes qui y travaillent» Gaétan, 25 ans et routier depuis 7ans.

Les chiffres sont assez éloquents : en France, 88,5% du transport de marchandises se fait par la route et même 33% du transport routier européen passe par notre beau pays. La Bourgogne, et tout particulièrement la vallée de la Saône, n’est qu’un rond-point. L’A6, l’A31 et l’A36 s’y rejoignent et tout le long les plateformes y fleurissent comme des furoncles sur le visage d’un ado en pleine puberté. La filière logistique (y compris le transport) emploie 72.200 personnes en Bourgogne-Franche-Comté dont 15.500 routiers d’après l’INSEE. Ces plateformes, de plus en plus nombreuses grâce aux cadeaux fiscaux des villes désireuses de remplir leurs zones d’activités, ne sont que des hangars réunissant des marchandises en provenance de différents fournisseurs. Les routiers y viennent charger ou décharger. Pour ne citer que les plus connues : FM Logistic à Fauverney, Kriter et la Veuve Ambal à Beaune, Easydis et les sites de Carrefour, Intermarché ou Casino autour de Mâcon. Les routiers ont l’air d’y perdre un temps fou et tous s’en plaignent. « T’arrives en avance, faut attendre, t’arrives en retard, on n’a plus le temps. Y’a des plateformes qui n’arrivent pas à comprendre que sur la route tout est aléatoire. »

Highway to Hell

La Bourgogne a quand même l’insigne honneur d’avoir un bout de la route la plus ‘‘mortelle’’ de France. Cette fameuse nationale, que tout le monde appelle la RCEA (Route Centre Europe Atlantique) affiche un taux hors norme d’accidents graves entre la Saône-et-Loire et l’Allier. 15.000 véhicules emprunteraient la RN79 tous les jours, dont une moitié de camions. Pourtant, si le nombre de cartons n’y est pas plus élevé qu’ailleurs, il y a en revanche cinq fois plus de tués. « C’est une route de merde, confirme Franck, laconique. Mais c’est la seule route qui coupe la France d’est en ouest, et elle est gratuite. Du coup il y a beaucoup trop de trafic pour un équipement qui n’est pas adapté. Et puis faut être honnête, il y a des camions et des voitures qui roulent vraiment n’importe comment.»

«Aux Etats-Unis sur les grands axes il y a 3 voies pour les voitures plus deux voix décalées pour les routiers. C’est totalement impensable en France.» Gilles.

Évidemment, des travaux ont été engagés pour élargir la chaussée en 2×2 voies. « Depuis que j’ai commencé à rouler en 2007, j’ai pas vu beaucoup de changement, continue Franck. Après je me doute bien que ça coûte cher. Mais j’ai quand même l’impression que le département et l’État se renvoient la facture. » Dans l’Allier, pour résoudre ces problèmes de financement, la RN79 va devenir une autoroute gérée par APRR, payante donc.

Les Amis de la Route

Rentrer dans un relais routier, c’est souvent s’offrir un voyage dans le temps dans la France d’Eddy Merckx et des Tontons Flingueurs. Jupiler à la pression, comptoir en formica, poster de l’OM et certificat d’excellence décerné par l’appli Truckfly (le Trip Advisor des routiers) encadrés au mur. La part de véhicules immatriculés en France baisse régulièrement depuis 2002, passant de 71% du transport de marchandises à  61% en 2017. Cela signifie que 40% des camions circulant en France ont des plaques étrangères. « C’est arrivé progressivement, au départ ils faisaient que du bâchés, se souvient Franck de Metz, après ils se sont mis au frigo, puis du porte-voiture, du bois et aujourd’hui ils font de tout, même du convoi exceptionnel. » Dans la salle, il n’y a que des Français, des Belges et leurs meilleurs amis les Hollandais. Mais où sont les chauffeurs de l’est?

  • Texte et photos : Edouard Roussel, article extrait du numéro 28 du magazine Sparse (sept. 2019)