Le 28 juin 2019, Jean-Claude Romand, le faux médecin condamné en 1996 à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre de son épouse, ses deux enfants et ses parents sortait de prison. Retour sur les traces d’un homme mystérieux qui a grandi à Clairvaux-les-Lacs dans le Jura, un village bordé par des forêts et des étendues d’eaux turquoises, une commune paisible marquée à tout jamais par ce drame.
Article extrait du numéro 29 du magazine Sparse (décembre 2019)
Clairvaux-les-Lacs, un vendredi de novembre. À deux pas de la maternelle et de l’école primaire du village, juste après le terrain du Jura Lac Football, la rue des Écoles monte légèrement, quand on vient de la mairie. Une dizaine de maisons y sont posées, dont celle qui a très longtemps intéressé les enquêteurs, les journalistes et les voyeurs. Deux véhicules sont garés dans la cour, tout semble normal. C’est dans cette bâtisse à l’allure banale, dont les murs sont aujourd’hui recouverts de bois, qu’ont été tués froidement en janvier 1993 Anne-Marie et Aimé Romand. L’auteur du crime est Jean-Claude, leur fils. Le chien a aussi été abattu à la carabine. Juste avant cela, à 90 km d’ici, à Prévessin-Moëns (Ain), Jean-Claude a éliminé dans la maison familiale son épouse Florence (37 ans) et ses deux enfants, Caroline (7 ans) et Antoine (5 ans).
L’affaire Jean-Claude Romand, comme on l’appelle, c’est ce drame ultra médiatisé en raison notamment de son personnage principal, mythomane, médecin qui n’en n’était pas un et qui aura berné son entourage familial tout au long de sa vie. Un fait divers glaçant qui sera raconté au travers de l’émission Faites entrer l’accusé en 2006, et qui inspirera aussi le récit d’Emmanuel Carrere (L’Adversaire en 2000) puis le film du même nom sorti en 2002 et réalisé par Nicole Garcia avec Daniel Auteuil.
« Il aimait faire de la photo dans les bois autour de Clairvaux »
26 ans après les faits, les plaies sont encore bien ouvertes à Clairvaux quand on évoque le sujet. « Les Clairvaliens de l’époque en ont assez parlé, et les membres de la famille Romand, quelques-uns résident encore dans la région, en ont beaucoup souffert. Les gens veulent maintenant être tranquilles », expliquait le maire de Clairvaux Alain Panseri en avril dernier, alors que la Cour d’appel de Bourges acceptait la mise en liberté conditionnelle de Jean-Claude Romand. Sylvie Romand, la cousine de Jean-Claude, ne souhaite pas non plus en parler car cela « ne fait que raviver notre peine ». Une voisine de la maison des parents de Romand, elle, « aurait préféré qu’il reste en prison ». « Je ne comprends pas bien qu’il soit libéré après ce qu’il a fait ». La maison d’Aimé et Anne-Marie Romand avait été rachetée aux enchères en 2002, puis revendue en 2015 à des particuliers. Après le drame, la municipalité avait envisagé un temps de racheter la bâtisse pour la raser.
Clairvaux-les-Lacs, à peine 1.500 habitants, aura donc vu naître et grandir Jean-Claude Romand. Son père, Aimé, est un gars du coin et travaillait comme garde forestier. Anne-Marie, la maman, est à la maison. On la décrit comme quelqu’un de plutôt chétive et fragile. La famille Romand vit chichement, des gens simples, qui élèveront leur fils unique Jean-Claude, un élève brillant, timide, du genre premier de la classe à porter la cravate très tôt. « Il aimait faire de la photo dans les bois autour de Clairvaux lorsqu’il a rencontré Florence », se rappelle Emmanuel Crolet, le frère de Florence et donc beau-frère de Romand. Florence et Jean-Claude se connaissent depuis l’adolescence puisqu’ils sont cousins par alliance. Janine Crolet, la mère de Florence, est la sœur de Colette, cette dernière ayant épousé Claude Romand, l’oncle de Jean-Claude. Dans les environs de Clairvaux, les familles Romand et Crolet possèdent quelques parcelles de terrains boisés, qui se transmettent de père en fils. Jean-Claude Romand connait bien ces forêts et fera des coupes de bois entre 1988 et 1992 afin de récupérer un peu d’argent et couvrir ses mensonges. « Il savait que personne ne s’en rendrait compte », explique Emmanuel Crolet, qui ne peut pas chiffrer le montant du butin provenant de ces coupes forestières parmi les 340.000 euros du préjudice total pour sa famille, notamment grâce à des placements financiers imaginaires en Suisse par Romand.
Discret et mystérieux à l’âge adulte, Jean-Claude Romand est un gamin « peu expressif et cérébral » se souvient Emmanuel Crolet, plus jeune de 8 ans. C’était « le cousin le plus grand, l’élève modèle ». Mais c’est surtout Jean-Noël Crolet qui l’a connu, le grand frère d’Emmanuel et de Florence, avec qui il a fumé en cachette ses premières cigarettes et s’amusait à tirer à la carabine offerte par Aimé, son père. « Il était gâté, avait toujours le dernier gadget dernier cri, la caméra, l’appareil photo… », se souvient Jean-Noël Crolet. « Jean-Claude Romand aimait bien suivre son père Aimé qui l’emmenait souvent en forêt pour faire du marquage, quand il y avait des coupes de bois prévues. » À l’écouter, on sent que Jean-Noël appréciait Aimé Romand, un homme « grand et anguleux, avec des yeux perçants », peut-on lire dans L’Adversaire. Jean-Noël se souvient : « lorsque je venais voir ma grand-mère à Crillat, à côté de Clairvaux, j’aimais bien m’arrêter chez eux. J’avais un bon contact avec Aimé, quelqu’un avec qui on avait des discussions simples, donc je passais les voir, puis on faisait un tour du jardin… »
« Sa psychologie reste un mystère »
Parmi l’entourage proche de Romand à cette époque, on compte aussi Daniel Coulon, « un cousin avec qui il passait tous ses étés, mais il ne veut pas parler de cette histoire », regrette Emmanuel Crolet. « Daniel Coulon fréquentait Romand surtout parce qu’ils étaient cousins, plus que par affinité. Aujourd’hui, il dit qu’il a tourné la page mais je crois qu’il n’a pas vraiment digéré », ajoute Jean-Noël Crolet. Rien, à cette époque, ne laisse évidemment présager quoi que ce soit. À son procès en 1996, Romand évoquera des « secrets de (son) enfance, des secrets lourds à porter », mais sans en dire plus, si ce n’est qu’il ne confiait jamais le fond de ses émotions, sauf à son chien. « J’étais toujours souriant, et je crois que mes parents n’ont jamais soupçonné ma tristesse » racontait Romand. Solitude ? Surprotection des parents ? « Jean-Claude Romand a été élevé comme un enfant précieux, il est survalorisé par ses parents », décrivait à France Info le psychiatre Daniel Settelen, qui avait été sollicité durant l’affaire et qui, en février 2019, a estimé que Romand ne représentait plus aucun danger pour la société. « On ne dit pas toute la vérité au fils unique et chéri, quand sa mère, à la santé fragile, est hospitalisée à la suite d’un grave problème de santé. On lui dit que c’est pour l’appendicite. Il vit dans un contexte familial où tout ce qui pourrait le faire souffrir est dissimulé », indique le psychiatre. C’est aussi ce que confirme le bouquin d’Emmanuel Carrere, racontant que « deux fois (…), Anne-Marie a été hospitalisée pour des grossesses extra-utérines qui ont fait craindre pour sa vie. Son père a essayé de cacher ce qui se passait au petit garçon, pour ne pas l’inquiéter et parce que ce qui se passait avait atrait au monde malpropre et menaçant du sexe ». Sur un plateau télé, récemment, un autre spécialiste évoquera l’idée que dès le plus jeune âge, Jean-Claude Romand suscitait l’admiration de tous, en raison son intelligence. Et que ce besoin d’être admiré, ce besoin de ne pas décevoir aurait pu amener à cette vie de mensonges qui s’est terminée en carnage familial. « Sa psychologie reste un mystère », déplore Emmanuel Crolet, l’une des rares personnes de l’entourage qui accepte de parler. Aimé et Anne-Marie Romand, avec leur fils unique Jean-Claude, ont ce truc que peuvent avoir nombre de familles : des peurs qui entraînent des non-dits. « D’un côté, on lui avait appris à ne pas mentir, c’était un dogme absolu : un Romand n’avait qu’une parole, un Romand était franc comme l’or. De l’autre, il ne fallait pas dire certaines choses, même si elles étaient vraies. Il ne fallait pas causer de chagrin, pas non plus se vanter de son succès ou de sa vertu », écrivait Emmanuel Carrere.
À Clairvaux, aujourd’hui, on veut passer à autre chose. « Les plus anciens se souviennent, mais beaucoup de nos concitoyens ne connaissent pas vraiment cette affaire. En tous les cas, ils en ont très peu entendu parler, et ne peuvent pas de ce fait, témoigner », assure le maire Alain Panseri. Mais l’image est dégradée et seules les années qui passent pourront effacer petit à petit les dégâts. L’Yonne a son Emile Louis, les Ardennes ont Michel Fourniret, Clairvaux a son Romand. Dans le village, les avis divergent. Entre agacement, indifférence et curiosité mal placée. « Oh, c’est vieux ça », annonce l’antiquaire situé à l’entrée de la commune, qui paraît surpris qu’on lui parle de ça. « Certains journalistes de presse à scandale viennent ici chercher la petite anecdote, sortir la petite phrase du maire qui aurait dit que… Bon, faut bien vendre du papier. Donc maintenant, je coupe court aux sollicitations », déplore Alain Panseri, qui reçoit dans son bureau de la mairie. « Et puis vous savez ici, chacun a son point de vue sur l’affaire, certains pensent savoir des choses… Les gens aiment bien raconter ce qu’il se passe chez le voisin ». D’après le maire, les propriétaires actuels de la fameuse maison sont encore parfois dérangés.
Pas la même tambouille à Lons-le-Saunier qui semble épargné des tracas médiatiques, ce qui reste logique puisqu’aucun crime n’a été commis là-bas. Lors de la découverte des décès d’Aimé et Anne-Marie Romand, c’est le parquet de Lons-le-Saunier qui a mené les investigations, avant de se dessaisir de ces faits au profit de Bourg-en-Bresse, lors de l’instruction. C’est ici, à Lons, chef-lieu du département du Jura, que Romand a également passé un bout de sa jeunesse : il a fréquenté le lycée Jean Michel, à l’internat, obtenu son bac avec un an d’avance. Emmanuel Carrere le dépeignait ainsi : « il a été un adolescent solitaire, mauvais en sport, effarouché, pas tant par les filles qui habitaient une autre planète que par les garçons plus dégourdis qui prétendaient en fréquenter ». Puis l’écrivain, qui a conversé pendant plusieurs mois avec Romand, ajoutait : « il dit s’être réfugié dans la compagnie d’une petite amie imaginaire appelée Claude, dont les psychiatres se demandent s’il ne l’a pas inventée après coup pour leur complaire ». De sa période à Lons-le-Saunier, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il a «décroché un 16 au bac de philo et que, sur les trois sujets proposés dans son académie à la session de juin 1971, il a choisi : ‘La vérité existe-t-elle ?’ ». Cette affaire, réveillée en 2019, « n’a pas eu d’incidence » sur le lycée, indique Christian Grisard, le proviseur actuel. « Les rares personnes, ex-élèves de l’établissement qui y travaillent actuellement et qui sont de toute manière moins âgées, n’ont pas d’idées plus précises sur le personnage que ce qu’on a pu lire dans les médias. » Même son de cloche pour le maire de Lons-le-Saunier, Jacques Pélissard, déjà en poste dans les années 90, qui « n’a pas été sollicité à l’époque, ni par les médias, ni par les autorités ». Pour Louise, qui vit et travaille à Lons depuis 12 ans, « le sujet n’est jamais arrivé sur la table ». Ce qui en dit long aussi.
La nature du Jura
Retour à Clairvaux, où le petit bourg s’anime à l’heure du déjeuner. Au restaurant La Poêlée, les tables sont presque toutes remplies ce midi. « Pour un village de notre taille, on a 3 distributeurs de billet. Ça veut dire qu’il y a de la demande, suffisamment l’été pour que les commerces tiennent toute l’année », s’enorgueillit le maire. Clairvaux, c’est le cœur du pays des lacs et ses cascades, entre le lac de Chalain et le lac de Vouglans, donc une économie tournant en grande partie grâce au tourisme. Inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 2011, le grand lac de Clairvaux est un regroupement de plus de 18 sites palafittiques préhistoriques datant du Néolithique. En gros, des villages préhistoriques, des occupations s’échelonnant de 4.000 à 800 avant J.-C (l’exposition Il y a 6.000 ans, des lacs, des hommes retrace actuellement ces découvertes à l’espace archéologique de Clairvaux). Une fois passée la description de carte postale, Clairvaux, c’est aussi de la « petite industrie de qualité, beaucoup de savoir-faire sur des pièces mécaniques de précision », appuie le maire Alain Panseri, qui ne souhaite pas renouveler son mandat en 2020. Fort de ses 47 associations, ses écoles maternelles et primaires, son collège, ses 4 campings, sa caserne des pompiers réhabilitée, le village affiche un dynamisme rare pour sa petite taille. La libération récente de Romand a donc fait remonter tout un tas de mauvais souvenirs dans cette commune tranquille. Certains « ne comprennent pas pourquoi il est dehors » et espèrent qu’il ne «reviendra pas dans le coin » : peu de risque, il est interdit de séjour dans 3 régions de France, dont la Bourgogne-Franche-Comté. D’autres, plus jeunes, ne savent pas qui est ce monsieur Romand.
Qui il est ? « Froid, mythomane et complètement insensible à tout ce qu’il a fait », c’est ainsi que Jean-Yves Coquillat, premier substitut du procureur de Bourg-en-Bresse entre 1990 et 1995, décrit Romand pendant les premières auditions, dans Faites entrer l’accusé. En fin de compte, dans cette affaire, une des rares traces de vérité provient peut-être de la bouche d’Aimé Romand, qui s’était confié à Jean-Noël Crolet lors du dernier repas de famille, au Noël 1992, quelques jours avant le quintuple meurtre : « tu sais, la médecine, je crois que ce n’est pas trop son truc à Jean-Claude, il préférait vraiment le contact avec la nature ». La nature du Jura, évidemment.
- Pierre-Olivier Bobo, à Clairvaux-les-Lacs // Illustrations : Michael Sallit