Rues vides, premiers de cordée, visages masqués et passants hagards… Raphaël Helle, photographe de l’agence Signatures et œil de Sparse, a documenté ce confinement que certains ont vécu uniquement au travers de leurs quatre murs. D’autres étaient obligés d’aller bosser, d’autres encore ne pouvaient pas rester chez eux, n’en ayant tout simplement pas. Il a appelé ce travail « État provisoire… ». Dans Besançon sous occupation du virus, puis libérée. Ville fantôme, entre mars et mai 2020. Une tranche d’histoire qui restera dans les mémoires.

Besançon est silencieuse et ensoleillée, pétrifiée sous un ciel sans nuage ni trace d’avion.
Très peu de monde dans les rues, les rares personnes rencontrées sont masquées comme ici Liseteriiic tatoueuse rue de Pontarlier. Aujourd’hui encore je suis perturbé de ne plus voir les visages.
Les queues s’allongent devant les supermarchés qui font entrer les clients au compte-goutte. Les caissières sont en première ligne, les «premières de corvée» comme on va bientôt les appeler.
Dans la galerie commerciale de Châteaufarine les rideaux métalliques sont baissés, et les messages anxiogènes tournent en boucle pour personne. Un vigile me surveille.
Les clients sont confinés mais devant le Monoprix du centre-ville les SDF sont toujours là. Il y a des lieux ouverts pour eux, on dit des «hôtels», mais on n’accepte pas les chiens.
Aux fenêtres on remercie les soignantes et toutes les essentielles invisibles. Je l’écris au féminin car ce sont majoritairement des femmes. Comme le confinement engendre la réflexion, certain.e.s pointent les causes écologiques de cette pandémie mondiale.
Dans nos têtes le mot Covid tourne sans relâche. Aussi lorsque que je l’ai vu au détour d’une rue, sur le moment j’ai pensé que c’était le virus. Mais c’est juste quelqu’un qui a trouvé un masque barrière singulier pour faire ses courses.
Le 12 avril, dimanche de Pâques, les rues sont encore plus vides que d’habitude et j’ai l’impression d’être le seul survivant d’un scénario de science-fiction. Vers 14h je rencontre Ibrahim qui erre en tenant des propos décousus. Il n’a pas l’air bien dans sa tête, en même temps vu l’époque il n’est pas le seul. Quelles mesures prend le gouvernement à l’égard des personnes en situation de handicap ?
À 20 heures aux balcons, on a applaudi les soignants. J’ai rencontré Emilie, membre d’une brigade d’infirmières libérales qui sur la base du volontariat se sont organisées pour se rendre au domicile uniquement des patients infectés du Covid. En avril elle visitait quotidiennement une dizaine de malades.
On a dit que les gens en avaient assez de la mondialisation, qu’ils voulaient consommer local, qu’ils avaient envie de vrais légumes, et on a également remercié les paysans. Alors je suis allé chez Elise Billod (prononcer « bio »), maraîchère bio à Villers-Farlay dans le Jura. Elle est très sollicitée par son Amap et ses paniers particulièrement remplis en ce temps de confinement sont primordiaux dans les campagnes où les supermarchés peuvent être loin et anxiogènes. Mais j’ai lu aussi que la vente des steaks hachés surgelés explosait.
Nadine est agent d’entretien pour Néolia, entreprise sociale pour l’habitat. Elle commence à l’aube pour ne pas croiser les habitants de l’immeuble dont elle s’occupe. Elle travaille la boule au ventre en essuyant les crachats au sol et en désinfectant les miroirs des ascenseurs mouchetés de postillons mêlés parfois à l‘empreinte d’un baiser au rouge à lèvre.
Amad, employé de l’entreprise Onet, nettoie tous les soirs les bus de Ginko.
Essentielle invisible, Michelle initialise l’ordinateur embarqué de la benne à ordure qu’elle conduit. Il est 4h du matin, sa journée de travail se termine 8h plus tard. De retour chez elle après une sieste, elle fait l’«école à la maison» pour son fils.
À l’arrière de la benne à ordure voltigent Philippe et Célé. Les bacs à ordures sont lourds, il faut les tirer jusqu’au camion, les ramener, le travail est très physique. Philippe est parti en retraite le 12 mai dernier. Il y a 5 ans, l’usine où il bossait en Isère a fait faillite. Il a traversé la rue et même bien plus, à 57 ans il a trouvé à Besançon ce métier d’agent de collecte des ordures ménagères. Eux disent « ripeurs ».
Vivianne Vidjinn est à l’initiative du groupe Couturières et Couturiers (il y en a 2) solidaires du pays de Besançon qui compte 50 membres. Depuis le 22 mars, palliant spontanément et efficacement les carences de l’État, elles ont réalisé plus de 6.500 masques qu’elles ont donnés aux soignants, aux pompiers, et à toutes les essentielles invisibles. Mais depuis que le gouvernement a décidé que tout le monde devait être masqué, il tente d’encadrer la production des masques en tissu, au détriment des collectifs de ces couturières auto-organisées.
Laurence, la sœur de Nadine qu’on aperçoit à droite, est elle aussi agent d’entretien. Ce 25 avril, elle fête son anniversaire avec ses voisines et voisins de l’immeuble des Myosotis, quartier Palente. Un verre de Crémant, une part de tarte, en respectant les gestes et distances barrières, le pot dure une demi-heure. Avec le confinement des liens se tissent au pied des Myosotis.
Deux semaines plus tard, le dimanche 10 mai, c’est la veille du déconfinement et l’heure de l’apéro au pied de l’immeuble des Myosotis.
Où sont les masques ? À quelques jours du déconfinement, le personnel de la Ville a été renforcé par trente-deux militaires pour distribuer des masques chirurgicaux. Comme on a eu droit à «nous sommes en guerre» et que je viens de lire une interview de Noam Chomsky et Edgar Morin redoutant un après-Covid totalitaire, sur le moment l’accueil m’inquiète un peu.
Lundi 11 mai, jour du déconfinement. Au studio 24, rue de Belfort, après deux mois sans travailler, Raymond Malandre «le coiffeur chantant spécialiste de la coupe au rasoir», c’est ce qui est porté sur sa carte de visite, s’en donne à cœur-joie.
Il y a deux mois au même endroit je photographiais des SDF aux abois. Il y en a toujours un, mais la population est maintenant déconfinée. Retour à la normale ou retour à l’anormal ?
Six jours à peine après la date officielle du déconfinement, une centaine de gilets jaunes font leur retour sur la place de la Révolution pour dénoncer la crise sociale. Philippe, le ripeur photographié à l’arrière de la benne à ordure, est présent. Quelques infirmières aussi.
  • Raphaël Helle / Agence Signatures